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les origines du dix-huitième siècle.

J’ai cru longtemps que ce reproche était fondé, et dans les précédentes éditions (1-10) de cet ouvrage, j’ai fait, moi aussi, le procès à la manie d’a priori qui me semblait avoir égaré la philosophie du xviiie siècle. Mas récentes études m’ont prouvé qu’il y avait beaucoup d’exagération et d’injustice dans cette critique.

Au point de départ, il est visible que c’est sous la pression des faits que se forment les états d’esprit que l’on peut appeler philosophiques. C’est de l’affaiblissement de la foi, et d’une observation de la manière dont vivent les honnêtes gens, des maximes sur lesquelles se guide leur conscience, c’est d’un désir de rétablir l’accord entre la théorie morale et l’expérience morale, que naissent les morales rationnelles et laïques : morale du bonheur, morale de l’intérét bien entendu, morale de la bienfaisance et du bien général.

En politique, l’esprit de réforme se remarque d’abord chez Colbert et ses intendants : lorsque Colbert en définitive a échoué, la splendeur ruineuse de Louis XIV, ses guerres continuelles et de plus en plus malheureuses, sa fiscalité odieuse, la misère du peuple, créent chez les hommes qui savent, et qui réfléchissent un sentiment de malaise qui force le respect et oblige à l’examen. La condamnation du despotisme est le résultat de l’expérience, non la conclusion d’une théorie. Le programme des réformes nécessaires est ébauché par quelques hommes qui ont vu l’étui du royaume, ou de leurs yeux, comme Vauban et Boisguillebert, ou par les mémoires des intendants, comme Boulainvilliers, ou qui de toute façon étaient à la source des renseignements sûrs, comme Fénelon et l’abbé de Saint-Pierre. L’a priori n’a aucune place dans ces débuts de la philosophie politique : elle résulte des faits, et de la réaction de certains sentiments de justice et d’humanité contre ces faits.

L’œuvre de la philosophie du xviiie siècle sera d’élaborer les principes qui condamnent de pareils faits. Par un tour d’esprit bien français en effet, il ne suffira pas aux philosophes de constater la misère sociale : il leur faudra trouver que les maux de la France sont contraires à la raison universelle. Ce rationalisme est la forme de leur esprit ; ils aspirent à des vérités universelles, et ils n’ont la hardiesse d’agir que s’ils croient que la raison commande, la raison de tous les temps et de tous les pays.

Mais, sous leurs formules les plus générales et les plus abstraites, il n’est pas difficile de retrouver les réalités qu’ils visent : il suffit de consulter l’histoire. L’expérience dirige leurs déductions ; on le sent dans l’énoncé de leurs principes. Si la Déclaration des Droits de l’homme prononce que « toutes les opinions, même religieuses, sont libres », ce même assurément n’est