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précurseurs et initiateurs.

Il était né protestant, se fit catholique, se refit protestant. La Révocation le jeta hors de France ; il professa à Rotterdam, où le violent Jurieu lui chercha querelle : ses livres furent censurés, sa chaire lui fut retirée. Rien de tragique au reste dans cette âme inquiète et dans cette vie orageuse : Bayle est une figure originale de savant à la vieille mode : paisible, doux, gai, sans ambition, indifférent à la gloire littéraire, il s’enferme dans son cabinet, et ne se croit jamais malheureux, dès qu’il peut lire, écrire, imprimer en liberté. Il travaille assidûment, sans fatigue ; c’est sa vie et sa joie [1]. Il a le savoir d’un érudit, le sens d’un critique ; il cherche la vérité, d’une affection ferme et sereine, qui a l’air d’une fonction plutôt que d’une passion de sa nature.

Il n’est pas écrivain, pas artiste au moindre degré. Il est aussi incapable de composer que Montaigne. Son Dictionnaire historique et critique est un amas d’observations faites sur les erreurs ou les omissions d’un dictionnaire, celui de Moréri. Les notes, « farcies » de citations françaises, latines, grecques, tiennent dix fois plus de place que le texte : on y trouve de l’histoire, de la géographie, de la littérature, de la philologie, de la philosophie, des gaillardises [2], mais surtout de l’histoire religieuse et de la théologie.

Bayle n’a point de système, évite de dresser des théories. Sa méthode est d’alléguer toutes les raisons pour et contre les opinions établies. Ce n’est pas sa faute si les raisons contre paraissent les plus fortes, si, après l’avoir lu, l’on est tenté de conclure pour les hérétiques. Il excelle à faire ressortir que les opinions délaissées pouvaient se défendre, et n’étaient pas plus absurdes en réalité que les opinions victorieuses. Il a peine à ne pas marquer de faveur au manichéisme, dans lequel il trouve beaucoup de raison. Mais il est, en somme, dégagé de tout préjugé religieux ou philosophique. Il enseigne à ne pas croire, à se réserver. Il démolit la foi aux miracles, La foi à la Providence. Il détrompe le monde du préjuge que la moralité dépende de l’orthodoxie religieuse. Il fonde la morale sur la conscience. Il établit le principe de la tolérance, le droit de la conscience, même errante. Ses sentiments directeurs sont la haine de l’intolérance et l’amour de la paix : il n’y a pas de vérité assez certaine pour valoir qu’on s’égorge. Et

  1. « Divertissements, parties de plaisir, jeux, collations, voyages à la campagne, visites, et telles autres récréations nécessaires à quantité de gens d’études, à ce qu’ils disent, ne sont pas mon fait : je n’y perds point de temps. Je n’en perds point aux soins domestiques, ni à briguer quoi que ce soit, ni à des sollicitations, ni à telles autres affaires. J’ai été heureusement délivré de plusieurs occupations qui ne m’étaient guère agréables ; et j’ai eu le plus grand et le plus charmant loisir qu’un homme de lettres puisse avoir. » (Préface du Dictionnaire.)
  2. Demandées, dit-il, par le libraire pour assurer la vente.