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les formes d’art.

ami de Fontenelle et l’un des oracles du salon philosophe de Mme  de Lambert, s’est avisé en 1714 de traduire l’Iliade en vers. Son dessein est de manifester par un cas illustre la loi du progrès : il prétend refaire l’Iliade telle qu’Homère l’eût écrite s’il eût vécu en 1714. Il corrige donc les caractères des dieux, des héros, leurs actions brutales, leurs injurieux discours, la prolixité des descriptions, la négligence des redites, tout ce qui choque la morale, la politesse, le goût d’un siècle éclairé. Ainsi perfectionnée, l’Iliade se réduit à douze chants : et ce qui tombe, c’est tout ce qui n’est pas la notation sèche du fait, tout ce qui est sentiment, couleur, poésie. En compensation, La Motte prête à Homère l’esprit galant et les pointes : il nous donne un Achille fait à souhait pour les Nuits blanches de Sceaux. La Motte savait mal le grec et travaillait sur la traduction en prose de Mme  Dacier, une lourde, honnête et respectueuse traduction. Mme  Dacier fut scandalisée de ce travestissement : elle fulmina contre La Motte ses Causes de la corruption du goût, cédant à son adversaire l’avantage de la politesse. Il n’avait pas besoin de cela pour mettre de son côté un public dont il exprimait le goût secret.

La Motte ne répète pas simplement Perrault : il fait un pas de plus. Ce n’est pas réellement aux anciens qu’il en veut ; c’est à la poésie. La poésie est contraire à la raison. En effet, elle se compose de deux éléments : les figures audacieuses, et le vers. Elle consiste à se donner beaucoup de mal pour ne pas parler naturellement ni clairement. On force sa pensée, on la déforme, on l’obscurcit par l’embellissement des figures ; on l’estropie, on la mutile, on la fausse par la contrainte du vers, de la mesure, de la rime. La Motte ne peut assez s’étonner « du ridicule des hommes qui ont inventé un art exprès pour se mettre hors d’état d’exprimer exactement ce qu’ils voudraient dire ». Ne vaut-il pas mieux s’en tenir à la prose ? « La prose dit blanc dès qu’elle veut, et voilà son avantage. » Les meilleurs vers sont chargés d’impropriétés, d’incorrections, de louches équivoques : dans leur perfection idéale, ils doivent être comme de la prose, nets, clairs, précis ; pourquoi, dès lors, ne pas écrire tout de suite en prose ? En conséquence, La Motte fait des tragédies en prose, des odes en prose.

La Motte parle de la poésie comme un aveugle des couleurs. Sa théorie prouve une inintelligence absolue de la poésie, qu’il réduit à une forme artificielle. Cependant je suis tenté de lui donner raison, dans le temps et dans les circonstances où il écrit. Il n’y avait plus de poètes, plus d’artistes : ne valait-il pas mieux laisser le vers et les formes d’art, et écrire en bonne, simple et franche prose ? La Motte le pensait, et son ami Fontenelle était tout à fait de son avis. Ils eurent pour eux Trublet et Terrasson ; c’est peu ;