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les formes d’art.

pas parler comme tout le monde. Il semble que La Motte gâte, à les mettre en vers, de bons morceaux de prose. Les odes de Jean-Baptiste Rousseau, de Voltaire, de Thomas, de Lefranc de Pompignan, de Lebrun — ce ne sont pas les noms qui manquent — sont des exercices de rhétorique, parfois brillants, jamais sincères : le lieu commun impersonnel en fait le fond.

Faut-il parler de l’épopée ? La Henriade irait rejoindre Alaric et la Pucelle, si Voltaire n’avait entouré son poème, truqué et fardé, de notes qui sont souvent de curieuses dissertations littéraires et historiques, si le nom de l’auteur aussi ne constituait pas seul un intérêt sensible à l’ouvrage.

Les poèmes didactiques sont là pour prouver la supériorité de la philosophie du siècle, lorsqu’elle s’exprime en prose. Je ne parle pas de l’ennuyeux Racine ou de l’innocent Delille : les Discours sur l’homme de Voltaire, en s’enveloppant de la dignité du vers, ont perdu ce trait, ce mordant, ce jaillissement d’idées, d’ironie et d’esprit, toutes les qualités les plus constantes enfin et les plus séduisantes de l’humeur voltairienne.

Les élégiaques sont ou des libertins qui s’échauffent par des images polissonnes, ou des coquets insensibles qui font de l’esprit sur des idées d’amour.

Ce n’est aussi qu’une idée de la nature qui emplit tant de poèmes sur la nature, Saisons de Saint-Lambert, Mois de Roucher, Jardins de Delille. La plupart sont écrits par des hommes du monde qui n’ont vu la nature que dans leurs parcs ou à l’opéra. Ils l’affadissent, par toutes les niaiseries qui ont passé en lieu commun sur l’innocence de la vie champêtre. Mais surtout le vice radical de leurs descriptions, c’est qu’ils donnent ou suggèrent les noms des objets naturels : ils n’en procurent jamais la vision. Ils semblent dresser des inventaires, et non peindre des paysages. Cela est sensible chez Delille, le maître des poètes descriptifs du siècle.

Au fond, toute cette poésie est mort-née ; elle ne peut vivre dans l’atmosphère que lui fait la raison philosophique. On ne recherche et l’on ne sent que l’exactitude scientifique de la pensée et de l’expression ; on n’a que des idées abstraites à exprimer, et on ne les rend que par des signes abstraits. Pour mettre de l’art, on recourt aux figures de rhétorique et aux machines poétiques : personne n’y croit, mais c’est la mode, et cela fait bien. On use de termes convenus, et d’un langage qui paraît noble, parce qu’il n’est pas celui de la vie courante. À mesure que le siècle avance, la grande ressource de la poésie est la périphrase, qui substitue la description de l’objet au nom de l’objet. Mais cette description n’est pas faite pour susciter une image : c’est un petit problème qu’on offre à résoudre à l’intelligence du lecteur ; et tout est dit quand il a