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les romans bretons.

réciter devant les nobles et les bourgeois, que celle où tous les exploits de Godefroy de Bouillon seraient relatés au vrai : il compila dans les chroniques latines la Chanson d’Antioche, quelque vingt-cinq ans après les événements. Un autre la continua, et fit la chanson de Jérusalem, d’après la tradition orale qui s’était établie dans l’armée même des croisés. Le succès de ces émouvantes histoires en fit le noyau d’un cycle qui se développa selon les procédés qu’on a indiqués plus haut : le récit de la croisade se prolongea à travers toute sorte d’inventions romanesques, du plus vulgaire et souvent du plus grossier caractère, tandis que le héros central de la geste, le grand Godefroy de Bouillon, était doté d’une généalogie fabuleuse où s’insérait la merveilleuse légende du chevalier au Cygne[1].

Puis apparut ce qu’on a appelé le cycle de l’antiquité[2] : des poètes savants, qui lisaient les livres latins, y remarquèrent mille choses merveilleuses qui pouvaient se mettre en clair français à la grande joie du public illettré. L’un fit une chanson de geste de la vie d’Alexandre, telle que le faux Callisthène l’avait racontée, et la chevauchée du roi macédonien à travers l’immense Asie et l’Inde prodigieuse, le caractère du héros, type accompli de vaillance et de largesse chevaleresques, eurent le succès le plus populaire. Un autre mit en roman le siège de Troie, non d’après Homère sans doute, ce témoin mal informé : mais il lisait les mémoires du Crétois Dictys, un des assiégeants, ceux surtout du Phrygien Darès, qui fut dans la ville assiégée ; et c’était là de bons témoins, qui n’ignoraient rien et ne laissaient rien ignorer. Virgile y passa ensuite, puis Stace, puis Lucain, puis Ovide : Énée, Œdipe, César, tous les personnages des Métamorphoses défilèrent sous les yeux de nos Français émerveillés.

Cependant d’autres poètes avaient écouté les harpeurs bretons et gallois, et tout le monde celtique, Tristan et Yseult, Arthur et Genièvre, Lancelot, Yvain, Perceval, faisaient leur apparition, héros plus étranges, plus captivants que tous les héros anciens par l’imprévu des aventures et la nouveauté des sentiments.

Ce n’était pas tout encore : selon le hasard qui présidait à la vie des écrivains, selon le livre qui leur tombait entre les mains, le voyageur ou le croisé qu’ils avaient entendu, selon enfin qu’eux-mêmes avaient été promener leur curiosité en telle province ou en

  1. Légende identique à celle qui fait le sujet de Lohengrin.
  2. Éditions : Roman de Troie, éd. Joly, 1870, in-4, éd. Constans, 4 vol. in-8 (Soc. des anc. textes, 1904-1908) ; Roman de Thèbes, éd. Constans, 2 vol., in-8 (Soc. des anc. textes, 1890) ; Roman d’Eneas (Bibl. Normannica, t. IV, Halle, in-8, 1891). — À consulter : P. Meyer, Alexandre le Grand dans la littérature française au moyen âge, 2 vol., 1886 ; Joly, Benoit de Sainte-More et le Roman de Troie.