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les formes d’art.

se trahit dans son roman par le même parfum de sensualité que nous avons senti dans son théâtre ; mais ici il est plus âcre et plus fort. Marianne est une jolie fille qui fera son chemin par sa figure, qui le sait, qui le veut. C’est pis encore pour Jacob : les femmes font la fortune de ce laquais. On ne sent pas une réserve de l’auteur sur ces moyens de parvenir.

Marivaux, dans l’ensemble de la littérature européenne, fait la transition d’Addison à Richardson. C’est bien l’homme qui a essayé d’acclimater en France le journal moral à l’imitation du Spectateur : Marianne et Jacob sont d’infatigables moralisateurs. Ils ne nous font pas grâce d’une des conclusions de leur expérience. D’autre part, Marivaux a été chez nous un des fondateurs de la sensibilité littéraire : la satire se retire devant l’attendrissement ; surtout dans la Vie de Marianne, le touchant, le pathétique abondent ; l’héroïne est un cœur sensible, et toutes les pages importantes de sa vie sont trempées de larmes. Seulement, chez Marivaux, ce n’est pas un jeu, une rhétorique : c’est la pente de sa nature et de son talent.

Manon Lescaut est une contemporaine de Marianne et de Jacob. L’histoire de Manon est la seule œuvre qui subsiste de l’abbé Prévost [1]. Inutile de raconter la vie décousue, inquiète, désordonnée de l’écrivain. Son œuvre, vaste et improvisée, sent la copie entassée pour vivre : ce sont des compilations historiques et géographiques, des romans romanesques, parfois sombres et mélodramatiques, toujours sentimentaux et moralisateurs à outrance. L’abbé Prévost fut un des plus actifs vulgarisateurs de la littérature anglaise. Dans son journal le Pour et le Contre, suivant l’exemple des journaux littéraires rédigés par les réfugiés de Hollande, il s’occupe beaucoup de l’Angleterre ; c’est lui qui plus tard met en français Paméla (1742) et Clarisse Harlowe (1751).

De toute cette production, malgré l’intérêt de certaines peintures de mœurs et de certaines parties de sentiment, il n’y a vraiment que Manon Lescaut qui compte. Ce petit chef-d’œuvre fut écrit

  1. A.-F. Prévost d’Exiles (1697-1763). novice chez les Jésuites, volontaire à l’armée, revient aux Jésuites, retourne à l’armée, fait profession et reçoit la prêtrise chez les bénédictins de la réforme de Saint-Maur, qui l’emploient, à enseigner, à prêcher, puis, à Saint-Germain-des-Prés, au travail de la Gallia Christiana. Il s’enfuit en 1728 en Angleterre, en Hollande, de là rentre en France en 1734, avec la protection du prince de Conti, dont il devient aumônier. Son premier roman commença à paraître en 1728 : Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde, autobiographie romancée ; puis en 1732, Cleveland ; en 1735, le Doyen de Killerine. L’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut parut en 1731, pet. in-12, (7e vol. des Mém. d’un h. de qual.). Le journal le Pour et le Contre parut de 1733 à 1740, 20 vol. in-12. Prévost rédigea aussi le Journal étranger en 1755. — Éditions : Œuvres choisies, Paris, 1783 et suiv., 54 vol. in-18 ; 1810 et suiv., 55 vol. in-8. — À consulter : H. Harrisse, l’Abbé Pr., histoire de sa vie et de ses œuvres, Paris, 1896, in-18. V. Schrœder, l’Abbé Pr, sa rie, ses romans, 1899.