Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/700

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
678
les formes d’art.

ingrédients, l’esquisse satirique des mœurs, la description polissonne de la volupté sensuelle, servent à masquer la thèse philosophique. On peut dire que Montesquieu dans ses Lettres persanes a créé le genre. L’Orient, Turquie, Perse, Inde, Chine, deviendra de plus en plus à la mode ; et nombre d’écrivains y placeront leur action romanesque, on y trouve un double avantage : les mœurs orientales donnent toute liberté à l’imagination grivoise ; de plus, on est dispensé de peindre les mœurs avec exactitude.

Chaque philosophe met sur le roman l’empreinte de son tempérament comme de sa doctrine : Voltaire y porte son esprit mordant, sensé, léger, son ironie dissolvante et meurtrière, peu de sensibilité, peu de tirades ; il excelle à trouver les faits menus, secs et précis, qui font apparaître l’absurdité d’une opinion. Diderot pense, déclame, argumente, s’abandonne à son imagination fougueuse et cynique, verse pêle-mêle les vues ingénieuses, profondes, fécondes, sur la littérature, la société, la morale, les effusions ardentes d’une sensibilité lyrique, les impiétés énormes et les obscénités froidement dégoûtantes. Saurin, Duclos, Marmontel, une foule d’autres font passer leur esprit aiguisé ou leur philosophie ronflante dans des récits, dont quelques-uns ont fait grand bruit en leur temps, et nous paraissent les plus ennuyeux de tous aujourd’hui. A l’imitation des philosophes, un érudit, l’abbé Barthélémy, se sert du roman pour vulgariser la connaissance de l’antiquité hellénique ; par malheur, la faiblesse de l’invention littéraire fait tort à la solidité de l’érudition, à la probité des recherches, à l’intelligence des interprétations.

La Nouvelle Héloïse [1] est, avant tout, un roman philosophique : une foule de thèses sociales et morales sont posées, discutées, résolues dans des lettres particulières ; et le roman lui-même, dans l’ensemble de son développement, démontre une des thèses favorites de Jean-Jacques. Nous aurons à voir la place qu’il tient dans l’œuvre et le système du philosophe. Mais, au point de vue seulement du genre et de la forme d’art, la Nouvelle Héloïse est considérable. On a fait déjà des peintures de la vie intime et domestique : jamais on n’a représenté avec une gravité si sérieuse les occupations du ménage, les soins, les devoirs de la maîtresse de maison, les actes, les aspects de la vie du propriétaire. Il y a ici une intimité que le roman n’avait pas encore atteinte.

En second lieu, la nature fait ici son entrée. Lesage, Marivaux ont représenté des milieux : mais ils n’y ont cherché que l’homme, ils y ont relevé tous les indices caractéristiques d’une vie ou d’une société. Rousseau fait place à la nature pour elle-même :

  1. C.f. plus bas, 1. IV, chap. v.