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les tempéraments et les idées.

et ne « prétendraient » rien contre la hiérarchie, Saint-Simon gouvernerait en bon propriétaire et bon père de famille. Il est plein de bonne volonté patronale et nationale.

Le temps ne se prêtait guère à réaliser ses rêves ; et il ne s’en aperçut pas. Entre 1715 et 1720, pendant que Montesquieu écrivait ses Lettres persanes, il opinait pour la banqueroute, pour la convocation des États généraux, avec la tranquillité d’un contemporain du roi Jean. Rédigeant ses Mémoires au temps où le roi de Prusse cajolait Voltaire, il y notait l’envoi eu exil d’un certain « Arouet, fils, écrit-il, d’un notaire qui l’avait été de mon père, et de moi » ; il n’eût pas parlé de cette bagatelle, « si ce Arouet n’était devenu une sorte de personnage dans la république des lettres, et même une manière d’important dans un certain monde ». Ces deux lignes, aux environs de 1745, sont d’une belle force.

Son entêtement aux prises avec les circonstances eut un piteux résultat : ne pouvant faire que la noblesse eût un pouvoir réel, il se rabattit sur des apparences, des formes vides : il défendit les prérogatives extérieures, les privilèges de vanité, toutes les distinctions qui mettaient une barrière entre les nobles et les bourgeois, entre les nobles d’épée et les robins, entre les pairs et tout le monde. Il disputa, tracassa, plaida sur l’étiquette, les préséances, les titres, avec une passion puérile qui lassa jusqu’à Louis XIV. « M. de Saint-Simon, disait le roi, ne s’occupe que des rangs et de faire des procès à tout le monde. » C’était vrai : mais le grand roi avait tort de se plaindre. N’était-ce pas faire son jeu que de prendre au sérieux les distinctions dont il amusait l’inutilité de toute cette noblesse ramassée à la cour ?

Saint-Simon donna à plein dans le piège tendu par la royauté : trouvant les voies de l’ambition fermées, il se jeta furieusement dans celles de la vanité. Il s’y aigrit, s’y rapetissa dans les mesquines cabales, les pointilleries futiles. Il y perdit, s’il l’eut jamais, la capacité des grandes affaires ; il y devint incapable de jugement et de justice. Il enveloppa dans un mépris mêlé de jalousie tous les favoris, ministres, généraux, que leur naissance n’égalait pas à leur emploi, sans distinction de mérite, sans compensation de services. Il lui suffit, pour nier le talent de Villars, que sa noblesse soit courte et douteuse ; pour verser l’outrage sur Vendôme, que son origine royale soit illégitime. Ce pieux et vertueux seigneur a des haines folles contre tout ce qui blesse sa conception d’un État féodal où les ducs et pairs seraient la clef de voûte.

Ces idées sont d’un autre temps, surtout parce qu’elles revêtent la forme de théories surannées. Elles prennent aussi une couleur singulière par le tempérament, de l’homme qui les exprime. Mais prenons-y garde : il y a au xviiie siècle une foule de Saint-Simons