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un retardataire : saint-simon.

au petit pied, toute une noblesse à l’esprit court, murée dans ses souvenirs et ses préventions, d’autant plus entêtée de ses vains privilèges que l’extérieur est tout ce qui lui reste ; courtisans, nobles de province, ce seront ceux-là qui se rendront insupportables au reste de la nation, exaspéreront les plus pacifiques, et nous condamneront par leur égoïsme inintelligent aux convulsions d’une révolution violente.


2. L’ARTISTE DANS SAINT-SIMON.


La nature avait mis en ce petit duc d’admirables facultés d’artiste, que son inaction forcée, ses passions rentrées ont développées. Borné du côté de l’intelligence, il a une sensibilité démesurément irritable et vibrante. Il est tout nerfs, toujours secoué de passion, bouillant et débordant. Mais la nature l’a fait curieux, elle lui a donné des yeux aigus, qui ramassent tous les ensembles et tous les détails, une mémoire étonnante pour rappeler les images dans toute la fraîcheur de la sensation première. Il n’est point écrivain à idées, et ne se soucie guère du monde intelligible. Il n’est ni philosophe, ni moraliste ; il est peintre. Il a le don de l’intuition psychologique. Plus pénétrant que La Bruyère et que Lesage, opérant sur la matière vivante, toujours en mouvement et qui se dérobe à chaque instant, il démonte les actions avec une sûreté magistrale, dissèque les sentiments, saisit les plus fugitives traces des forces qui composent la vie morale. Mais il est bien le contemporain de Lesage et de La Bruyère, par ce don de traiter toutes les apparences sensibles comme le chiffre qui contient l’homme intérieur.

Ses haines avivent sa curiosité, rendent ses yeux plus prompts « à voler partout en sondant les âmes » ; elles aveuglent son jugement, mais elles éclairent sa vision. Son cas est singulier : injuste et partial jusqu’à la férocité, il ne voit jamais trouble ; la passion donne à son regard une vigueur plus perçante. Rien ne prouve mieux qu’il y a en lui un artiste : la réalité le saisit, en dépit de ses préventions, de ses aversions, de ses théories ; et il lui est aussi impossible de ne pas la rendre que de ne pas la voir. De là vient que ses portraits sont si vivants, si vrais, quoique souvent si injustes. Son instinct d’artiste trompe ses sympathies d’honnête homme et jusqu’à ses opinions de duc et pair.

Voilà comment Saint-Simon, qui peut être redressé ou démenti presque à chaque page, reste pourtant le seul peintre qui nous rende la cour de Louis XIV. Ce qui est pour l’esprit est souvent