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les tempéraments et les idées.

faux : mais ce qui est pour la sensation est toujours réel. Il y a dans ces Mémoires une abondance, une variété de silhouettes, de croquis, de charges, de portraits en pied, de vastes tableaux, qui font vivre devant nous, comme réels et tangibles, les contemporains du grand roi, ses courtisans, sa famille et lui-même. En deux lignes, Saint-Simon vous campe le bonhomme sur ses jambes, dans son attitude favorite, avec son expression particulière de physionomie : ailleurs il le développe, le fouille, en dévide les entrailles, n’y laisse rien d’obscur ou d’inexpliqué. Il a le sentiment de la vie, c’est-à-dire du changement : il voit les hommes s’épanouir ou se dessécher, leur personnalité se fondre et se refaire ; il note ce travail insensible du temps, qui dégrade et renouvelle les figures. Ses impressions se modifient, il revient au modèle, il s’y attaque avec une nouvelle rage, pour le fixer dans son état actuel, qui bientôt ne sera plus. De là vient qu’il nous donne plusieurs portraits de Fénelon, de la duchesse de Bourgogne, de Mme  de Maintenon : et combien d’études du grand Roi !

Avec les individus, il regarde les masses. Tantôt il ramasse toute une scène en quelques traits, par un dessin large, hardiment simplifié ; tantôt il développe d’immenses tableaux, comme ceux de la mort de Monseigneur, et du lit de justice qui dégrade les enfants légitimés de Louis XIV. Son récit est grouillant de vie, et l’impression a cette netteté qu’un art supérieur peut seul donner. Une foule d’individus, de mouvements, d’actions se mêlent, se croisent, se succèdent ; chaque individu est analysé, chaque mouvement décomposé, chaque action détaillée. Rien ne s’embrouille pourtant et ne se confond ; à de certains moments, toutes les particularités reculent et s’effacent ; on ne voit plus que les ensembles, les mouvements généraux, les caractères saillants. Je ne sais où l’on pourrait trouver une pareille exactitude de vision, unie à une pareille ampleur.

Saint-Simon a égalé sa puissance d’expression à sa puissance de sensation : c’est tout dire. Il écrit d’un style heurté, fougueux, tout plein de contrastes, de disparates, de brusqueries, d’audaces, de négligences. « Je ne suis point un sujet académique, dit-il de lui-même ; je suis toujours emporté par la matière. » C’est en effet sa passion qui se dégage, sa sensation qui se réveille. Aucune intention littéraire n’intervient dans le choix de l’expression. La métaphore y pullule, mais la métaphore qui n’est pas un procédé de rhétorique, et qui enregistre la vibration intime de la personnalité au contact des choses. Nul scrupule de grammairien et de puriste, nulle préoccupation technique d’écrivain ne dirige ou n’arrête la plume de Saint-Simon : ce duc et pair n’est pas homme de lettres ; et les traditions, les règles, qui emmaillotent l’inspi-