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les romans bretons.

cette non moins féodale année des Grecs qu’accompagne comme à la croisade l’évêque Calchas. Les singulières broderies qui enjolivent toute l’aventure d’Enéas, comme la description du « serpent marage », que l’on nomme « crocodile », et qui dort gueule bée pour donner aux oiseaux la facilité de venir becqueter dans son estomac les résidus de sa digestion, ou la déclaration d’amour en écho, entretiennent peut-être la curiosité pendant une ou deux pages. Mais cela nous lasse vite. Tout nous froisse et nous rebute dans ces inconscientes mascarades, où toute la beauté de l’art antique comme toute la vérité de la nature antique sont si cruellement détruites. Tout cela est un poids mort dans la littérature, comme Cyrus ou Clélie, et pour les mêmes raisons. Puis, malgré la vogue immense de quelques-uns de ces poèmes, ils sont pour nous insignifiants. Les poèmes sur Alexandre ne sont que des chansons de geste : les romans d’Enéas et de Troie ont l’esprit, le style, le mètre des romans bretons ; et si Benoît de Sainte-More a précédé Chrétien de Troyes de quelques années, il n’a rien mis dans son œuvre, qu’on ne retrouve plus expressif, mieux dégagé, plus complet dans les poèmes de son jeune contemporain.

C’est donc à la matière de Bretagne qu’il faut nous arrêter un moment.



2. LE CYCLE BRETON.


Les romans bretons sont la rentrée en scène et comme la revanche de la race celtique : c’est, au moins en apparence, la prise de possession de l’Occident romanisé, germanisé, christianisé, féodal, par l’imagination des Celtes de Bretagne, qui avaient pu échapper, sinon tout à fait à la domination, du moins à la civilisation romaine.

Cette race rêveuse, passionnée, capable de fougueuse exaltation et d’infinie désespérance, avait produit très anciennement une très abondante poésie : elle était la poésie même, par l’intensité de la vie intérieure, par sa puissance d’absorption passive si prodigieusement supérieure à sa capacité d’action expansive. Elle recevait tout l’univers en son âme et le renvoyait en formes idéales : vraie antithèse du génie dur et pratique de Rome, dont le rôle est de façonner la réalité par l’épée et par la loi.

Dans les traditions religieuses, ethniques, historiques qui sont la matière de la poésie celtique, ce ne sont que voyages au pays des morts, étranges combats et plus étranges fraternités des hommes et des animaux, visions fantastiques de l’invisible ou de