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les tempéraments et les idées.

jésuites, où il a pour préfet des études l’abbé d’Olivet : on pourra juger de quelle prise la Société saisit les esprits, si l’on songe que Voltaire même gardera toujours des sentiments de respect et d’amitié pour ses anciens maîtres ; et jamais il ne se défera des principes littéraires qu’ils lui ont donnés, de leur goût étroit et pur.

Au sortir du collège, c’est un grand garçon maigre, dégingandé, à la physionomie vive, aux yeux pétillants d’esprit et de malice, dévoré du désir de jouir et du désir de parvenir, enfiévré de vanité, d’ambition, d’amour du luxe et du plaisir, enragé d’être un bourgeois, et se promettant bien de ne pas languir dans une étude et sur la procédure. Il a eu soin au collège de faire d’utiles amitiés ; il s’est lié avec des camarades de condition supérieure à la sienne, fils de magistrats, de courtisans, La Marche, Maisons d’Argental et son frère, les deux d’Argenson, Richelieu ; si quelques-uns, comme d’Argental, deviennent absolument dévoués à sa fortune, il retiendra les autres comme protecteurs à force de souplesse et de flatterie ; aucun dégoût, aucune trahison de cet ignoble duc de Richelieu ne le rebutera. Ce qu’il voulait d’abord, c’était vivre dans le grand monde et dans le « monde où l’on s’amuse », souper avec des gens titrés et des comédiennes.

Il avait un parrain, l’abbé de Châteauneuf, qui réalisa ses premiers rêves : par lui, tout enfant, Voltaire entrevit Ninon, qui s’intéressa, dit-on, à ce spirituel gamin et lui légua de quoi acheter des livres. Par lui, plus tard, le fils de Me  Arouet devint page d’un ambassadeur : c’était le marquis de Chàteauneuf, frère du parrain, qui représentait la France à la Haye. Par lui enfin, Voltaire fut introduit chez le grand prieur de Vendôme, dans cette libre société du Temple, où les mœurs et l’esprit étaient sans règle. Tandis que les Pères Porée et Tournemine avaient formé le goût du petit Arouet, Ninon, Châteauneuf, les libertins du Temple furent les vrais éducateurs de son esprit ; cela promettait un beau docteur d’irréligion.

Chez le grand prieur, Voltaire connut les Sully, les Villars ; on faisait fête à son esprit, il hantait les hôtels des grands seigneurs et leurs petites maisons. Ce fut une griserie : il lâcha la bride à sa malice. Deux pièces satiriques circulèrent sous son nom. Un exil très joyeux [1] à Sully, chez le duc, ne lui enseigna point la prudence. Mais un beau jour il se réveilla à la Bastille (1717), où il resta onze mois [2]. Dans ce séjour, il eut le loisir de penser. Il comprit qu’il fallait asseoir sa vie sur des fondements plus solides que des succès de conversation : il travailla à se placer aux côtés

  1. Mai 1716.
  2. Il fut arrêté le 16 mai ; cette fois, la pièce coupable n’était réellement pas de lui.