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la jeunesse de voltaire.


3. VOLTAIRE EN PRUSSE.


La première lettre du prince de Prusse à Voltaire date de 1736. Frédéric vivait à Rheinsberg, dans la disgrâce : son père, brutal, dévot, pratique, appliqué à mettre son domaine en valeur et à former de beaux régiments, ne lui pardonnait pas son esprit, sa flûte, son goût pour les vers et pour la pensée, ni surtout d’être l’héritier à qui il faudrait tout remettre.

En 1730, Voltaire est l’auteur de la Henriade, de Zaïre, des Lettres anglaises, un homme admiré du public, redouté et parfois persécuté par le gouvernement. Frédéric est un jeune homme, connu seulement par une escapade équivoque et la haine de son père : il est tout petit devant le grand homme, humblement enthousiaste et flatteusement enjôleur. Voltaire est touché : il n’a pas encore été rassasié de l’hommage des rois. La conversation s’engage entre eux : vers, théâtre, métaphysique, littérature, politique, il n’est rien qu’ils n’effleurent et parfois ne discutent à fond. Le prince, qui s’est fait traduire Wolf en français pour le lire, met volontiers la philosophie sur le tapis : il donne à Voltaire l’exemple de la libre pensée. Un besoin réel d’exercice intellectuel, une sincère admiration pour la belle intelligence de Voltaire animent Frédéric : mais c’est un homme pratique ; il « utilise » son illustre ami ; il fait corriger par lui son orthographe, ses solécismes, ses fautes de versification ; il a pour rien le meilleur maître de langue française qui existe. Voltaire, en quelques années, fera de ce Prussien un de nos bons écrivains ; on voit de jour en jour dans les lettres de Frédéric l’esprit s’alléger, le goût s’épurer, le Germain enfin se polir à la française.

En 1740, Frédéric-Guillaume laissa la place à son fils. Justement on imprimait en ce temps-là, par les soins de Voltaire, une réfutation de Machiavel que le prince avait composée : bien qu’il n’y eût pas là de quoi gêner le nouveau roi, il préféra arrêter la publication de l’ouvrage ; et Voltaire, un peu interloqué, s’y employa. Il prit son parti de trouver chez Frédéric moins de philosophie généreuse et plus d’activité intéressée qu’il n’avait cru et chanté : il se décida à rire du démenti violent que l’invasion de la Silésie donnait à la réfutation de Machiavel. Ce qui l’y aida, c’est que le roi continua à vivre avec lui dans les mêmes termes qu’avant. Au milieu des embarras d’un nouveau règne, un des premiers soins de Frédéric fut de voir Voltaire ; un de ses rêves les plus ardents d’ambition fut de l’avoir près de lui, à lui. Quand, en 1743, Voltaire vint à Berlin chargé d’une mission officieuse de