Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/718

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
696
les tempéraments et les idées.

la cour de France qui voulait faire reprendre les armes à son infidèle allié, il fut outrageusement berné comme envoyé de Louis XV, [1], délicieusement cajolé comme poète et philosophe, et ami personnel de Frédéric : par une de ces petites perfidies qui ne lui ont jamais coûté, le roi prodiguait caresses, offres, promesses pour décider Voltaire à rester, et sous main tâchait de le brouiller avec le ministère français pour lui rendre le retour impossible. N’ayant pas réussi, il renouvela ses avances, jusqu’au jour où Voltaire, sentant qu’il ne pouvait plus vivre à Paris, se décida à essayer de l’hospitalité du roi de Prusse. Il était content de faire voir au roi de France comment on le traitait ailleurs. Il n’y a pires sots que les gens d’esprit, quand la vanité s’y met.

Voltaire arriva à Potsdam le 10 juillet 1750. D’abord ce fut un enchantement. « Cent cinquante mille soldats victorieux, point de procureurs, opéra, comédie, philosophie, poésie, un héros philosophe et poète, grandeur et grâce, grenadiers et muses, trompettes et violons, repas de Platon, société et liberté ! Qui le croirait ? » Ajoutez Voltaire couché dans le lit du maréchal de Saxe, Voltaire chambellan du roi, ayant la croix de son ordre, et 20 000 livres de pension. Au bruit des tambours et des trompettes, pendant que le roi fait parader ses régiments, Voltaire travaille dans un coin. Pour se délasser, il a ces délicieux soupers, où Algarotti, Maupertuis, d’Argens, La Mettrie, le roi faisaient éclater les plus étranges ou impudents paradoxes, où rien n’était sacré à la raillerie sceptique, où Voltaire apprit, mieux qu’il n’aurait pu faire ailleurs, de quel pas il fallait marcher pour rester à la tête du siècle. Il y avait aussi la comédie, où l’on jouait les pièces de Voltaire ; et les acteurs étaient les frères, les sœurs du roi.

À travers cet éblouissement, comment remarquer une ombre qui passe ? Un moment Voltaire sent la piqûre d’un mot du roi, qui dans une ode l’a traité de soleil couchant : et le petit Baculard d’Arnaud était le soleil levant ! Mais d’Arnaud fut renvoyé : et Voltaire s’abandonna à son bonheur. Hélas ! la lune de miel fut courte : en novembre, de secrètes angoisses le travaillent ; en décembre, il écrit à sa nièce « à côté d’un poêle, la tête pesante et le cœur triste » ; il se demande : « Pourquoi suis-je donc dans ce palais ? » il dit : « Comment partir ? » et il tire la morale de son aventure : « J’ai besoin de plus d’une consolation ; ce ne sont point les rois, ce sont les belles-lettres qui les donnent. » La désillusion était complète ; la brouille n’était plus qu’une question de temps [2].

  1. Pas plus d’ailleurs que les diplomates de profession (11e éd.)
  2. Cf. les Lettres du 24 juillet 1750 à D’Argental, du 13 octobre, du 6 novembre et du 26 décembre à Mme Denis, et toute la correspondance des six premiers mois du séjour à Berlin.