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la jeunesse de voltaire.

d’historiographe lui ouvrit les archives d’État. Il faisait avec soin la critique de ses sources, établissait le plus exactement qu’il pouvait l’authenticité, la valeur, la signification de chaque document. En somme, il a préparé son ouvrage de façon à contenter les historiens de nos jours.

D’autre part, dans ce sujet infiniment vaste, il nous fait admirer l’incroyable netteté de son esprit. Il se dirige avec aisance à travers le chaos des faits, débrouille, déblaye, noie le détail, fait saillir l’essentiel, lie les effets aux causes, note les conséquences, définit les rôles, analyse les caractères : chaque chapitre est un chef-d’œuvre de lucidité, de rapidité et d’intelligence.

Il manque cependant quelque chose au Siècle de Louis XIV pour nous satisfaire pleinement. Il y manque, d’abord, ce que Saint-Simon, bien moins intelligent, a mis surabondamment dans ses Mémoires : la vie. Voltaire est sec. Il abstrait, il analyse, il condense ; dans cette manipulation, le réel, le sensible, la couleur s’évanouissent ; ce n’est pas seulement le dramatique qui fait défaut à cette histoire [1], malgré la prétention de Voltaire ; c’est cette sorte de résurrection du passé qui seule peut le faire connaître. Nous cherchons des sensations où Voltaire ne nous donne guère que des notions. Il épingle sur chaque fait, sur chaque personnage une petite note, précise, topique, substantielle, qui les explique ou les caractérise : il en fait des vérités intelligibles, jamais des réalités prochaines. Puis, l’effronté Voltaire s’enveloppe ici de décence, de mesure, de discrétion : il décolore l’histoire par un parti pris aristocratique et littéraire ; il en atténue la trop fréquente brutalité. Il a fallu Saint-Simon pour lever tous les voiles sous lesquels Voltaire avait coulé son vif regard et qu’il avait ensuite pudiquement ramenés.

On s’accorde à trouver la composition de l’ouvrage défectueuse : Voltaire nous donne vingt-quatre chapitres d’histoire politique et militaire, quatre chapitres d’anecdotes de la cour et de la vie privée du roi, deux chapitres du gouvernement intérieur, quatre des sciences, lettres et arts, quatre des affaires ecclésiastiques, et il termine par un chapitre saugrenu des disputes sur les cérémonies chinoises. Ce plan a l’inconvénient d’obscurcir le sujet

  1. Pas entièrement. L’histoire politique et militaire du règne est présentée dans un récit qui va d’un mouvement continu : l’auteur essaie de saisir l’imagination, d’exciter l’intérêt, de créer des sentiments d’attente et d’anxiété ; il fait succéder les tableaux, les revirements, les péripéties, il établit une progression ascendante d’abord, vers un point culminant de splendeur et d’orgueil, descendante ensuite vers la tristesse désolée d’une fin de règne désastreuse. Mais tout cela trop académiquement, trop finement pour le goût d’aujourd’hui, on aime mieux un art plus libre et plus large. De même il y a une sorte de couleur, mais de cette couleur spirituelle et noble qu’on trouve dans la peinture du même temps (11e éd.).