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les tempéraments et les idées.

des cérémonies chinoises. Ces remaniements correspondent à une grave et déjà ancienne modification de la pensée philosophique de Voltaire.

Mme du Châtelet n’aimait pas l’histoire : pour vaincre son aversion, Voltaire entreprit de la lui montrer comme une science expliquant les phénomènes de la vie collective de l’humanité ; il commença de lui esquisser à grands traits la suite des événements de l’histoire universelle. C’est le point de départ de l’ouvrage qui devint l’Essai sur les mœurs : plusieurs des parties rédigées pour Mme du Châtelet parurent dans le Mercure en 1745 et 1744. Du moment qu’il entamait une Histoire universelle, Voltaire rencontrait devant lui le fameux discours de Bossuet. Bossuet soumettait l’histoire à la conduite de la Providence ; le premier soin de Voltaire fut d’éliminer la Providence. Faire éclater l’absence d’une intelligence divine dans le tissu des événements humains, expliquer les faits par des liaisons mécaniques et fatales, mettre en lumière la puissance des petites causes, la souveraineté du hasard, voilà le dessein de Voltaire. Cependant il croit au progrès ; il aime la civilisation : la marche inégale, hésitante, de l’humanité sera le résultat de deux contraires, l’ignorance superstitieuse, fanatique, stupide, et la raison éclairée, bienfaisante. Les ouvriers du progrès seront les grands hommes, par qui les lumières et le bien-être se répandent ; et les grands siècles de l’esprit humain seront ceux où les circonstances serviront les grands hommes, c’est-à-dire où ils auront l’autorité pour eux, et non contre eux, quand les despotes seront de grands hommes, serviteurs ou protecteurs de la raison.

Cette thèse, qu’il dégageait de ses études sur l’Histoire universelle, modifia profondément le Siècle de Louis XIV. Faire du christianisme l’obstacle au progrès de la raison, au bonheur de l’humanité, c’était une idée qui devait plaire à Frédéric autant qu’à Mme du Châtelet. De ce point de vue, le Siècle de Louis XIV apparaissait comme un grand siècle incomplet : Louis XIV avait un confesseur, il ne pouvait être « philosophe ». Il avait des parties du bon despote : il ne le réalisait pas entièrement, honneur réservé à l’incroyant Frédéric. Le xviiie siècle, dans son ensemble, était trop religieux. Voltaire ramena donc le Siècle de Louis XIV à son dessein général : l’histoire universelle étant une suite lamentable de folies, erreurs, « butorderies », qu’interrompent de loin en loin quelques glorieuses époques, ce beau siècle eut son dessous et son revers de sottises. Ces sottises, c’est la part des « prêtres remuants et fourbes qui ont gâté le siècle de Louis XIV » ; c’est la religion et l’histoire ecclésiastique. Voilà pourquoi Voltaire développe et rejette cette partie à la fin de son livre. La rançon, la contrepartie de la splendeur du règne,