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les tempéraments et les idées.

saillies, non par développement continu. Cela se reconnaît dans la médiocre composition de son livre. Les chapitres y sont des cadres artificiels, des formes, où il réunit autour d’une idée centrale une collection de traits éclatants ou de pensées profondes.

Les Considérations sont une œuvre considérable. Cette étude de l’histoire romaine est une œuvre de philosophie rationnelle et laïque : elle n’a devant elle que l’œuvre de Bossuet, toute théologique. Pour la première fois, la doctrine de la Providence directrice est rejetée de l’histoire, et la raison des faits est cherchée dans les faits mêmes, dans le rapport des antécédents et des conséquents. L’histoire est traitée par la méthode des sciences physiques : aucune intelligence n’est supposée conduire le peuple romain vers un but, et pourtant les choses ne vont pas au hasard ; le développement de la puissance romaine, sa décadence ensuite se font nécessairement, logiquement, chaque état passager contenant l’état suivant, que le jeu naturel des circonstances se charge de dégager. Quelques faits constants et généraux, ou intérieurs, tels que l’âme du peuple et ses instincts primordiaux, ou extérieurs, tels que des institutions et des constitutions, donnent les directions et les formes principales de l’évolution historique [1].

Les Considérations de Montesquieu élargissent notablement le domaine de la littérature. Tout à l’heure Fontenelle offrait de l’astronomie aux dames : aujourd’hui Montesquieu leur fait goûter des réflexions sur l’histoire. Il ne s’agit encore que de l’histoire romaine, sujet classique, lieu commun de l’éloquence et de la tragédie du siècle précédent : mais la forme est loin d’être oratoire ou dramatique. C’est le plus ardu et le moins captivant de l’histoire que Montesquieu présente d’emblée : l’explication scientifique des faits, la philosophie. Et par la gravité de ses Considérations il fraye la voie aux plus sévères études de l’Esprit, des Lois.


3. L’ « ESPRIT DES LOIS ».


L’Esprit des Lois fut publié en 1758. Ce qui s’offre à nous sous ce titre, c’est tout Montesquieu, toutes ses connaissances et toutes ses idées, historiques, économiques, politiques, religieuses, sociales, à propos d’une étude comparative de toutes les législations. L’Esprit des Lois est pour Montesquieu ce que les Essais sont pour Montaigne : toute la différence est que l’étude de Montaigne, c’est l’homme moral et les ressorts spirituels, celle de Montesquieu, l’homme social et la mécanique législative. Chacun cause à perte de vue sur son sujet. « Ce grand livre, dit M. Faguet, est moins un

  1. La conclusion philosophique du livre, M. Barckhnusen l’a bien montré, c’est que Rome a décline et péri pour avoir fait la conquête du monde. Conclusion qui rejoint celle du Charle XII de Voltaire (11e éd.).