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montesquieu.

mettent toutes les influences aux âmes : donc la théorie des climats suppose une liaison nécessaire des faits physiques et des faits moraux, et conduit à mettre la pure psychologie des penseurs classiques sous la dépendance de la physiologie. C’est ce que fait Montesquieu, et par certaines réflexions il indique des voies toutes nouvelles à la littérature. Il y introduit l’étude des tempéraments à la place de l’analyse des faits spirituels ; il met les nerfs à la place des passions de l’âme ; il baigne les individus dans les milieux qui les forment et les déforment.

La théorie des climats, formulée par Fontenelle et Fénelon, reprise et étendue par l’abbé Dubos, prend entre les mains de Montesquieu une ampleur, une précision, une portée singulières. Elle ne passera dans l’Esprit des Lois que mutilée, rétrécie, presque faussée : car Montesquieu, supprimant à peu près les intermédiaires réels et vivants, l’homme, son âme, son corps, relie les lois humaines aux causes naturelles par un rapport direct et en quelque sorte artificiel ; il ne s’attache qu’à présenter abstraitement le tableau des dépendances réciproques et des variations simultanées qu’il a constatées entre les climats et les institutions. Cependant cette théorie avait en soi tant de force, que, même glissée d’une manière un peu factice, et fâcheusement tronquée, elle constitua une des plus efficaces parties de l’Esprit des Lois. En effet, elle faisait faire un grand pas à l’explication rationnelle des faits historiques ; elle écartait les hypothèses de législateurs fabuleux ou d’une Providence divine, et commençait à faire apparaître, dans le chaos des institutions humaines et la confusion des mouvements sociaux, le net déterminisme des sciences naturelles. Ainsi la théorie des climats est donc encore un résultat de l’activité scientifique de Montesquieu.

Mais on le voit dans les Lettres persanes se tourner vers l’étude des gouvernements et des constitutions. [Il avait fait pour l’Académie de Bordeaux un Dialogue de Sylla el d’Eucrate, où l’on voit d’une pari le philosophe politique s’affranchir du moraliste psychologue que l’éducation du collège et des livres avait formé, et d’autre part s’affirmer la puissance de l’homme aux larges vues, créateur d’un ordre politique qui détermine l’histoire.] Quand il vient à Paris, il ne dut pas seulement faire briller son esprit dans les salons de Mme de Lambert et de Mme de Tencin : s’il est très douteux qu’il ait jamais été admis au Club de l’Entresol, cette société privée qui finit par donner de l’ombrage au Cardinal Fleury et qui dut se dissoudre, il est difficile de croire qu’il n’ait jamais causé avec quelques-uns de ces patriotes éclairés et sérieux qui appelaient de leurs vœux une réforme de la monarchie et croyaient à la possibilité d’un gouvernement rationnel. Travail interne ou