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montesquieu.

qui puisse être le ressort du despotisme : faute d’avoir eu l’occasion d’étudier la Russie, il ne s’est pas avisé qu’on pouvait aussi bien lui donner l’amour pour principe, et même plus logiquement, si le despotisme est une forme de gouvernement essentiellement patronale, patriarcale, image agrandie de la famille.

Montesquieu, par un usage imprudent de l’induction scientifique, estime avoir le droit de généraliser sur une seule observation : il en résulte qu’il fait entrer dans la formule de ses lois toute sorte d’accidents et de localisations. Il eût mieux fait de présenter chaque observation dans sa particularité, et de n’affirmer ce qu’il voyait en Turquie que de la Turquie, ce qu’il remarquait à Rome que de Rome. Mais il a voulu à toute force trouver des lois et des types. « Montesquieu, dit M. Sorel, peint la République et la Monarchie comme Molière a peint l’Avare et le Misanthrope. » Il y trouve des avantages : d’abord il utilisait ainsi l’histoire selon son goût et selon le goût de ses contemporains. Il offrait des vérités générales, par là toutes préparées pour l’application et la pratique. On n’aime pas alors l’histoire pour elle-même ; et il n’est personne, dans ces études, qui ne recherche les remèdes des maux dont souffre la monarchie française. Par les généralisations aussi, Montesquieu donnait du piquant à son ouvrage : il se ménageait la liberté des allusions, la possibilité de faire entrer dans ses types autant d’accidents caractéristiques qu’il fallait pour faire deviner l’individu qui en avait fourni le modèle ; il échappait aux sévérités du pouvoir, et donnait au lecteur le plaisir d’entendre à demi-mot.

Car il y avait dans la doctrine de l’Esprit des Lois de quoi inquiéter toutes les puissances. Au point de vue politique, Montesquieu se montre fort admirateur de la constitution anglaise, où il voit un chef-d’œuvre d’agencement. Il expose comment toutes les lois de l’Angleterre ont pour objet la protection de la liberté politique des sujets, et comment cette liberté est assurée par le mécanisme de trois pouvoirs qui se complètent, se contiennent, s’équilibrent et marchent ensemble, le pouvoir législatif, le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif. Il rêverait quelque chose de pareil en France. Il voudrait y détruire le despotisme, y restaurer la monarchie, l’entourer d’une noblesse, d’une magistrature et d’un clergé, qu’on renforcerait et qui serviraient de contrepoids à l’autorité royale : dans les Parlements, il trouverait le pouvoir judiciaire ; de là réunion des trois ordres il dégagerait le pouvoir législatif ; la royauté ne détiendrait plus que l’exécutif. Ces vues n’étaient pas pour être agréées de ceux qui exerçaient le pouvoir au nom du roi. Le despotisme de Louis XV était peu redoutable, mais dans la perte de sa force oppressive, la royauté s’atta-