Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/788

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
766
les tempéraments et les idées.

un autre spectacle, qui n’était pas moins curieux. Tout ce qui pensait ou se piquait de penser, passait à Ferney : c’est la même bigarrure de nations et d’états que dans la correspondance. Aujourd’hui Mme  d’Epinay, demain le prince de Ligne ; un autre jour le fils de l’avocat général qui requérait contre l’Encyclopédie et les brochures de Voltaire : des princes souverains, des rois venaient en pèlerinage chez M. de Voltaire, décidément sacré dans sa royauté intellectuelle. Ce lui fut une cuisante blessure d’amour-propre, quand le comte de Falkenstein (Joseph II) passa près de chez lui sans daigner s’arrêter.

Dans les dernières années, cette gloire de Voltaire tourna en idolâtrie sentimentale ; l’enthousiasme attendri était la mode du jour, la caractéristique de cette fin du siècle et de la monarchie. Mme  Suard vint à Ferney en 1775. On n’imagine pas la dévotion avec laquelle cette jeune femme de vingt ans approcha de Voltaire : « Jamais, dit-elle, les transports de sainte Thérèse n’ont pu surpasser ceux que m’a fait éprouver la vue de ce grand homme ». De tout son maintien, de ses regards, de ses paroles s’échappe une ardeur d’adoration qui chatouille agréablement la vanité du patriarche : c’est une fidèle devant son Dieu. Avant de partir, elle lui demande sa bénédiction. Là comme toujours, l’amour, la foi transfigurent leur objet : ce grand rieur qui passa sa vie à se moquer de tout le monde, devient sous la plume de Mme  Suard un apôtre attendri, doux et bénin : c’est un Voltaire idéalisé, le Voltaire des âmes sensibles, à mettre en face de Rousseau sur une console.

Tel apparut aussi Voltaire aux Parisiens en 1778. La mort de Louis XV avait levé la défense qui l’éloignait de Paris. Il arriva le 10 février 1778, et logea chez le marquis de Villette : les députations de l’Académie, de la Comédie-Française, nombre de grands seigneurs, des princes du sang vinrent lui rendre hommage. Franklin lui mena son petit-fils, qui fut béni par le vieillard. Le 16 mars, Voltaire assista à la sixième représentation de son Irène : ce fut une apothéose. Pendant trois mois, Voltaire se rassasia de sa gloire : c’était trop pour son âge ; l’émotion, la fatigue, le travail le brisèrent ; il mourut dans la nuit du 30 au 31 mai.


4. L’ESPRIT ET L’ŒUVRE DE VOLTAIRE.


Rien n’est plus difficile que de porter un jugement d’ensemble sur Voltaire. Il est tout pétri d’amour-propre ; il en a de toutes les sortes : entêtement de ses idées, vanité d’auteur, vanité de