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les romans bretons.

Cependant il ne serait pas parfait, s’il n’était amoureux : mais ne songeons plus à Tristan, ni même aux tendres amoureux des lais de Marie de France. Cet amour-là était trop fort, trop sérieux, trop profond. Le doux Chrétien ne comprend pas ces orages intimes. Très au fait des maximes ingénieuses et de la procédure raffinée des troubadours, il réglemente, lui aussi, l’amour : il soumet la passion celtique à la courtoisie, et, n’y laissant point de désordre, il fixe les traits, les effets, les marques, les procédés de l’amour comme il faut. L’idéal de la galanterie chevaleresque, c’est Lancelot, et le roman de la Charrette en explique le code, mis en action et en exemples. L’amour dispense de toute raison, donne toute vertu, et peut tout l’impossible. Lancelot, amoureux de Genièvre, s’expose à l’infamie sur une charrette, défie trente-six ennemis, prend le chemin le plus périlleux et le plus court pour rejoindre sa dame, fait le lâche dans un tournoi parce qu’il plaît à sa dame. S’il a hésité une fois, c’est un crime, qui mérite la rigueur de la dame. Des cheveux de la bien-aimée, trouvés sur un peigne au bord d’une fontaine merveilleuse, le ravissent délicieusement : il les serre dévotement « entre sa chemise et sa chair ». Tant qu’il n’a pas rejoint Genièvre, il va pensif, égaré, assoté,

    Ne sait s’il est ou s’il n’est mie,
    Ne sait où va, ne sait d’où vient,

si sourd, si aveugle, qu’il faut qu’on l’assomme presque pour qu’il revienne à lui et comprenne qu’il y a bataille. L’amant ne vit pas hors de la présence de sa dame.

De là à être fou, si elle est lâchée, il n’y a qu’un pas : et de fait, un amant courtois doit perdre le sens, quand la dame courroucée ne le veut plus souffrir. Ainsi fait Yvain, qui s’en va vivre au fond d’une forêt, nu, comme « un homme sauvage », n’ayant gardé qu’un instinct tout animal qui lui fait chercher sa nourriture.

Voilà le type idéal et convenu de l’amant : ce sont là les modèles sur lesquels il doit se régler. Toutefois notre Champenois est trop sensé, trop pratique, pour se payer seulement de cette monnaie. Tandis qu’il dresse ses figures d’amants selon les principes d’une galante et creuse rhétorique, le malin qu’il est y met plus d’âme qu’il ne semble : de l’âme, non, mais de la chair et de l’esprit. De la passion celtique l’amour courtois garde ce caractère, qu’il tend au positif et ne se paie pas de lointaine adoration : si bien que, de la combinaison des deux éléments, va se dégager moins un galant chevalier qu’un gentilhomme galant. Et la dame, elle, n’est pas une Iris en l’air, un vaporeux fantôme orné d’idéales perfections : c’est un être faible, rusé, malin, vain surtout, enfin c’est