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les tempéraments et les idées.

morale y est plus grande ; avec l’indépendance croît la responsabilité, avec la responsabilité l’énergie. Nulle autorité, nulle direction ne viennent de l’extérieur entraver l’action du principe intérieur. Voilà pourquoi je dis de Rousseau que la puissance de son sens moral révèle ses hérédités protestantes.

On l’a nié, ce sens moral de Jean-Jacques : et l’on a eu beau jeu à le nier. Ni les fautes, ni les hontes, ni le crime même n’ont manqué à cette vie. M. Faguet a pu dire qu’il s’était élevé sur le tard à la moralité. Mais qui donc l’y a élevé ? Ce n’est pas l’éducation paternelle. Serait-ce Mme de Warens ? Seraient-ce les catéchistes de métier de l’hospice de Turin ? Ils baptisaient, et ne s’inquiétaient pas de régénérer. À quelle influence Rousseau a-t-il été soumis, qui l’ait tiré de ses turpitudes, qui lui ait donné la conscience, qui l’ait élevé enfin à la moralité ? On n’en voit pas. Il s’est refait lui-même et tout seul.

Ainsi voilà un homme qui, contre le train ordinaire des choses, se soustrait à la tyrannie du fait, de l’habitude, que la vie a poussé dans l’immoralité et qui aboutit à la moralité, qui devrait être perdu sans ressource, s’engager à fond dans le mal, et qui se sauve au contraire, et s’améliore. Cette création de la moralité, en soi et par soi, ne saurait s’expliquer que par la puissance de l’instinct moral intérieur, faussé d’abord ou amorti, et que les fautes mêmes, au lieu de l’oblitérer davantage, réveillent avec intensité. Il y a bien de l’orgueil dans le mot fameux : « Qu’un seul dise, s’il l’ose : Je fus meilleur que cet homme-là ». Il y a du vrai pourtant aussi : il a fallu que Rousseau fût supérieurement moral, pour n’avoir pas mal fini, après ses commencements. Il avait le droit, après ses propres expériences, de chanter ses hymnes à la conscience et à la liberté, par lesquelles il s’était relevé.

Tandis que toute la morale se réduisait pour les autres aux vertus de bienfaisance et d’humanité, Jean-Jacques eut le sentiment profond de la perfection ou de la dégradation intime de l’être : il prêcha les vertus personnelles, l’âpre poursuite de la pureté, de la bonté, de la beauté intérieures, indépendamment du service et de l’utilité d’autrui. Ainsi est restaurée la vie intérieure avec ses durs efforts et ses austères joies ? C’est là qu’est l’originalité et la grandeur dé sa morale. Et voilà ce qui la différencie de la morale philosophique, ce qui lui donne un caractère hautement religieux. La cause et la fin de ce travail par lequel l’être s’embellit au dedans, c’est Dieu, le Dieu qui juge et récompense. Ce Dieu devient le ressort de la moralité : Julie, mariée à l’homme qu’elle n’aime pas, humiliée, désespérée, commence l’œuvre de son renouvellement en présence de Dieu, devant « l’œil éternel qui voit tout ».

Enfin la moralité et la religiosité des nations protestantes