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les tempéraments et les idées.

prise de la pièce : il en faisait une fête perpétuelle. C’est la perfection suprême de l’esprit de conversation : un pétillement de mots ingénieux, mordants, drôles, un éclat de tirades qui se déploient, un cliquetis de répliques qui s’opposent ; l’esprit en est empli, ébloui, étourdi, émerveillé. Tous les personnages sont de prodigieux causeurs, jusqu’à ce grave coquin de Basile. Mais il ne faut pas s’y tromper : cette verve de Beaumarchais n’est pas un jet naturel de belle humeur ; le jet est réglé, dirigé, dispersé, ramassé, par une réflexion très consciente qui calcule l’effet. Beaumarchais garde toujours la lucidité d’esprit du faiseur d’affaires : il administre posément sa fantaisie, son exubérance, sa griserie. Toutes ces riches accumulations de mots qui tombent dru comme grêle, ces brusques oppositions, ces trouvailles d’images délicieuses ou cocasses, ces bouquets ou ces fusées d’épigrammes, tout cela est préparé, mesuré, ajusté. Il recueille dans les rognures de on Barbier tout ce qui a prix, et le pique sur son Mariage. Par malheur, l’impatience de plaire, la rage de doubler l’effet lui ont parfois alourdi la main et fait forcer la dose. À examiner de près la qualité de ce style, on la trouve plus grosse et plus mêlée qu’elle ne parait d’abord.

Beaucoup d’autres, avant et après Beaumarchais, ont usé de ce style à facettes, perpétuellement éclatant ou spirituel. Mais il y a mis son empreinte, la marque de sa personnalité. L’originale propriété de son esprit pourrait, je crois, se définir par l’impertinence. Il y a dans les saillies de Beaumarchais, dans son dialogue, quelque chose de hardi, de provocant, de cinglant : c’est tantôt l’agressive polissonnerie du gamin à qui rien n’impose, tantôt le scepticisme ironique de l’homme d’affaires qui a vu les coulisses du monde, tantôt la clairvoyance hostile du parvenu qui s’est senti méprisé, et se venge. De tout cela se dégage un parfum d’universelle irrévérence, qui, se mêlant dans toutes les fantaisies, les gaietés, les folies de l’esprit de Beaumarchais, leur communique une saveur unique.


4. « LE MARIAGE DE FIGARO ».


Le Mariage de Figaro fut présenté aux comédiens en 1781. Il fut joué le 27 avril 1784. Pendant trois ans, le pouvoir refusa l’autorisation de jouer la pièce : cette résistance en décupla la portée. La « folle » comédie avait effrayé les censeurs ; le lieutenant de police, le garde des sceaux, le roi la déclarèrent impossible à jouer. Beaumarchais avait pour lui tous les esprits curieux, avides de plaisir, de nouveauté et de scandale, c’est-à-dire tout le