Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/836

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
814
les tempéraments et les idées.

Tout le Barbier se retrouve dans le Mariage, mais singulièrement monté de ton. Bartholo passe au second plan, et va rejoindre Basile, toujours grave et toujours plat, Marceline, l’aigre duègne, d’où sortira bizarrement « la plus bonne des mères », Antoine, l’ivrogne têtu et sentencieux, Bridoison, le sot immense et profond. L’action s’engage ici entre Rosine, le comte et Figaro, auxquels s’ajoutent Suzanne et Chérubin : le comte, un mari décent d’ancien régime, détaché de sa femme, et jaloux pourtant, parce que, l’amour n’étant qu’un accident, l’amour-propre est le fond de sa nature, libertin blasé qui répète avec toutes les femmes la comédie du sentiment, par habitude et par curiosité : la comtesse, une charmante femme qui a tenu toutes les promesses de Rosine, encore amoureuse de son mari, mais en train de devenir amoureuse de l’amour, parce qu’elle approche de la trentaine, parce qu’elle est délaissée, parce qu’elle s’ennuie, toute disposée déjà par de troublantes rêveries aux expériences dangereuses, et glissant langoureusement du marrainage à l’adultère. Suzanne fait contraste avec la mélancolique douceur de la comtesse : « riante, verdissante », pétillante, joyeusement élancée de toute sa nature vers l’amour et vers le plaisir. Chérubin est l’enfant en voie de passer homme, qui ne connaît pas la femme, et que la pensée de la femme obsède, tout bouillant de désirs effrontés et timides. Mais le héros de la comédie, c’est Figaro, le sémillant barbier, un Figaro singulièrement élargi et grandi. Il n’est plus serviteur des amoureux ; l’amoureux, c’est lui : le mariage qu’il procure, c’est le sien ; et dans cette affaire, les subalternes, les comparses, ce sont ses maîtres. Il travaille pour lui ; il traite d’égal avec le comte, qui s’est fait son rival, il lui rend menace pour menace, crainte pour crainte. Aussi est-il superbe d’entrain, d’audace, et d’effronterie.

Une sensualité inquiète émane de toute la pièce. L’argent, l’intérêt y ont leurs rôles, mais secondaires : ce qu’on se dispute, c’est l’amour. Depuis la duègne ridée jusqu’à la petite niaise de Fanchon, la commune affaire de tous les personnages, c’est la chasse au plaisir ; une ardeur fiévreuse les emporte tous. Mais tandis que la maturité mélancolique de la comtesse et l’âcre précocité de Chérubin se rapprochent, tandis que la dépravation invétérée du comte le promène de tous côtés, parmi ces déviations et ces perversités, cet intrigant Figaro et sa gaillarde Suzanne représentent la robuste, la saine, la droite nature, ils courent honnêtement sur le grand chemin du mariage. Leur couple, autant que le peut faire l’auteur, est chargé des intérêts de la morale, pour la honte de la noblesse et pour la gloire du Tiers État.

Et cela nous conduit à examiner le sens politique de la pièce.