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littérature héroïque et chevaleresque.

l’amour ne joue plus de rôle : le « péché luxurieux » devient l’ineffaçable souillure qui disqualifie un à un les poursuivants du Graal. Un autre narrateur, qui vers le même temps que Robert de Boron, et sans doute sans le connaître, traitait la même matière, montrait l’adultère Lancelot et le léger Gauvain s’épuisant en vains efforts, malgré leurs chevaleresques vertus, pour conquérir le précieux plat : cet honneur était réservé à l’impeccable Perceval.

Plus austère encore et plus raidement ascétique était une Quête du saint Graal rédigée au xiiie siècle : Perceval, trop humain, cède ici la place à un certain Galaad qu’on donne pour fils à Lancelot. Galaad, c’est le chevalier-vierge, idéale et abstraite figure d’immaculée perfection, pareille à une claire et sèche image de missel. Jamais plus hautaine conception de monastique chasteté n’a défié la faiblesse humaine. La femme, idole de la chevalerie mondaine, la femme qui donne et reçoit l’amour, est maudite et redoutée comme le moyen par où le péché est entré dans le monde : il ne lui sera pardonné qu’en faveur de la Vierge, mère de Dieu, si elle se garde pure comme elle. Plus sévère que Dieu et que l’Église, notre auteur n’absout même pas le mariage : et quand la quête du Graal commence, quand tous les chevaliers de la Table ronde se mettent en route pour le chercher, un ermite défend à leurs femmes de les accompagner. La chasteté est le sceau, c’est l’essence même de la perfection chevaleresque [1].

Ces romans de Graal inspirés du même esprit qui animait les grands ascètes et les ardents mystiques du xiie et du xiiie siècle, étaient trop en contradiction avec les goûts, les désirs et les nécessités même de la société laïque, pour représenter autre chose que l’idéal exceptionnellement conçu par quelques âmes tourmentées. Peut-être amusèrent-ils le public plus qu’ils ne l’édifièrent, et y regarda-t-on les aventures plutôt que la morale : cette proscription de l’amour n’avait aucune chance de succès, et il faut peut-être venir à notre siècle incrédule et curieux pour que cette conception mystique soit pleinement comprise en son étrange et déraisonnable beauté. Je m’assure que pour les seigneurs, pour les dames du xiiie et du xive siècle, le type accompli de chevalier demeura toujours Yvain ou Lancelot, plutôt que Perceval ou Galaad.

  1. Éditions : Potvin, Perceval le Gallois, 6 vol., Mons, 1866 – 1871 ; Hucher, le Saint Graal, le Mans, 1875 et suiv., 3 vol. ; Furnival, Seynt Graal, 2 vol., Londres, 1861 – 63 ; G. Paris et J. Ulrich, Merlin, 1886, 2 vol. – À consulter : A. Nutt, Studies on the legend of the holy Grail, Londres, 1888. E. Wechssler, Ueber die verschiedenen Rédaktionen des Robert von Borron zugeschriebenen Graal-Lanceot Cyklus, Halle, 1895, in-8 (Romania, t. XXV).