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les romans bretons.


4. SUCCÈS DE NOTRE LITTÉRATURE NARRATIVE.


Telle est, en son ensemble, la littérature narrative que notre moyen âge créa pour la société aristocratique. Si, trop sensibles à la forme, trop épris de bon sens et de bon goût, nous sommes tentés de la juger bien sévèrement, il faut adoucir pourtant un peu notre justice, et songer que la prolixe médiocrité de nos trouvères et de nos conteurs a conquis le monde. L’Italie, l’Allemagne, les pays scandinaves, nous empruntèrent la matière de nos poèmes : jusqu’en Islande, on chanta Charlemagne et les exploits de ses pairs, et c’était en lisant le roman de Lancelot que les amants italiens immortalisés par Dante, que Paolo et Francesca échangeaient leurs âmes dans un baiser et apprenaient à pécher. La fière Espagne qui avait le Cid, ne se résigna pas longtemps à chanter Roland, mais, pour le vaincre, elle créa à son image son fantastique Bernaldo del Carpio. Par toute la chrétienté enfin, pendant le moyen âge, régnèrent les romans de France : et peut-être cette universelle popularité de notre littérature est-elle due en partie à quelques-uns des défauts que j’ai signalés plus haut. Peut-être plus profonds, plus passionnés, moins attachés aux faits sensibles et aux sentiments superficiels, nos écrivains eussent-ils été moins universellement compris, moins constamment goûtés. Moins médiocres, ils n’étaient plus aussi « moyens », aussi adaptés à la taille de tous les esprits. Qualités et défauts, tout en eux était « sociable », fait pour l’usage et le plaisir du plus grand nombre : tout destinait leurs œuvres à réussir dans le monde autant qu’en France.

Une autre raison nous rend l’étude de cette littérature intéressante. Si les chefs-d’œuvre y sont bien rares, si la beauté presque toujours y manque, il faut songer à tout ce qui en est sorti. Les chansons de geste et les romans bretons sont, si j’ose dire, les deux souches jumelles qui ont porté quelques-uns des rameaux les plus féconds de notre littérature. De la narration épique, conçue encore comme la commémoration fidèle d’un passé héroïque, s’est détachée l’histoire, et la matière de France ou de Bretagne, conçue comme une représentation agréable d’événements imaginaires, est devenue le roman.

Plus particulièrement les reçus du cycle breton ont produit le roman idéaliste, qui nous construit un monde conforme aux secrets sentiments de notre cœur, pour nous consoler de l’injurieuse et blessante réalité.

Enfin, plus immédiatement, trois chefs-d’œuvre de ce qu’on