Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/854

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
832
indices et germes d’un art nouveau.

crise du départ, la tempête où se perd le Saint-Géran : voilà les événements et les ressorts de l’émotion.

Le cadre est séduisant : c’est la nature des tropiques avec sa richesse éclatante et ses étranges violences. Deux ou trois paysages de l’île Bourbon, deux ou trois états du ciel : rien de plus, et cela suffit. Pas de rhétorique, mais un impressionisme sincère et puissant. Des mots propres, inouïs, bizarres, palmistes, tatamaques, papayers, dressent devant les imaginations françaises toute une nature insoupçonnée et saisissante. A peine quelques fausses notes que la sentimentalité philosophique du temps ne remarquait pas : « les pâles violettes de la mort se confondaient sur ses joues avec les roses de la pudeur ». Ailleurs « ces paisibles enfants de la nature » sont des singes qui se balancent dans les hauts cocotiers. Rousseau nous montrait Montmorency, la Savoie, la Suisse : une nature connue et familière. Ici, nous sommes dépaysés ; et l’étrangeté de ce monde exotique a une force particulière pour exciter en nous le sentiment des beautés naturelles.

L’effet de ce petit roman fut immense en 1787. Les beaux esprits avaient bâillé quand l’auteur l’avait lu chez Mme  Necker : ils ne comprenaient pas qu’ils étaient dépassés. Sur le monde malade d’un abus d’esprit, lassé de la vie la plus artificielle qui fut jamais, disposé déjà par Jean-Jacques à goûter le sentiment plus que la pensée, cette églogue rafraîchissante tomba. L’innocence naïve, la nature sauvage, cela reposait du raffinement extrême des idées et des mœurs ; cela remplissait le vide secret, consolait le profond ennui des cœurs.

Nous en rabattons un peu aujourd’hui. L’églogue parait mince et fade. Il ne faut pas comparer ce couple de Paul et Virginie aux amoureux de Dante ou de Shakespeare, à Paolo et Francesca, à Roméo et Juliette. Cependant Bernardin de Saint-Pierre a créé deux types, qui vivent : ce n’est pas peu sans doute. Ce ne sont pas deux caractères, ce sont deux noms, quelques sentiments élémentaires, simples, larges, plus rêvés qu’observés, quelques attitudes gracieuses ou touchantes ; c’est un doux et triste songe d’amour pur, par lequel l’humanité se repose des réalités rudes. Paul et Virginie sont d’irréelles et suaves figures de poème ; un sentiment élégiaque et lyrique les a créées. Ils sont de la famille des êtres que créeront Chateaubriand, Byron et Lamartine. Mais ils sont tout détachés de l’auteur qui les a formés, indépendants aujourd’hui de sa certaine personnalité, élevés à l’infinie réceptivité des légendaires symboles. Et enfin, grande nouveauté, ils sont très sensiblement conçus selon un idéal précis de beauté formelle : nous verrons bientôt d’où cette influence féconde a soufflé.

Voilà comment Bernardin de Saint-Pierre a puissamment con-