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indices et germes d’un art nouveau.

de Gluck et de Piccinni. De ces commerces tend à se dégager une esthétique générale, qui rétablira la littérature au nombre des arts.

Dans le même sens agit l’influence de la littérature anglaise, fortement physique et réaliste. Mais elle est sentimentale aussi et, lyrique, et par là, comme la littérature allemande, elle correspond à des caractères nouveaux que notre littérature est en train de développer. Depuis La Chaussée, mais surtout depuis Diderot et Rousseau, les types littéraires ont changé : d’actifs, raisonneurs, et conscients, ils sont devenus sentimentaux, imaginatifs, enthousiastes, mélancoliques. L’écrivain lui-même renonce aux exactes et fines analyses : il déborde de sensibilité comme ses personnages, il s’abandonne à des transports délirants ; son inspiration est fiévreuse, troublée, intempérante. On ne recherche plus la connaissance par la raison, mais la jouissance par le sentiment. Et l’on identifie par surcroît la vérité avec le désir ou l’amour. L’écrivain prend sa règle dans son tempérament personnel. Nous avons vu que la littérature, chez Diderot, chez Rousseau, chez Bernardin de Saint-Pierre, devient décidément individualiste : faut-il rappeler que Voltaire même, dans sa forme classique, est constamment tyrannisé par son individualité, que ses théories religieuses et politiques tiennent aux plus secrètes inclinations de son moi, et qu’enfin il n’a pas craint d’appliquer la grave, l’impersonnelle tragédie à la représentation de sa personne, de son ménage et de ses goûts ? Nous avons vu avec Diderot, avec Rousseau, les thèmes lyriques se constituer : les caractères propres du romantisme, l’infini des aspirations et des lamentations, le goût des larmes, des ruines, de la tristesse et de la mort, la recherche des contrastes touchants ou terribles, tout cela apparaît entre Rousseau et Volney [1].

Enfin quel mot décisif que ce cri de Beaumarchais : « Si quelqu’un est assez barbare, assez classique… ! »


2. TENDANCES NOUVELLES DE LA SOCIÉTÉ.


Et la société est en parfait accord avec la littérature. Sons sa brillante surface, ce monde est triste. Il s’est trompé quand il a cru s’assurer le bonheur par la morale facile. Il a permis avec une douce indulgence la libre poursuite du plaisir sensuel, sous

  1. Le comte de Volney (1757-1820), donne en 1791 les Ruines : mélange singulier de philosophisme (haine des tyrans et des prêtres ; foi au progrès et à la raison) et de notation pittoresque des choses extérieures (costumes, mœurs, traits locaux, etc.).