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l’histoire.

Même on peut penser que ce genre issu des chansons de geste réagit en se constituant sur le genre dont il se séparait. Rien ne livrera plus sans doute la poésie narrative aux inventions déréglées, aux romanesques absurdités, que l’existence d’œuvres historiques de plus en plus répandues et nombreuses : elle en perdit ce qui pouvait lui rester encore de sérieux et de gravité, et fut rejetée tout à fait vers la fantaisie folle, comme si elle était déchargée de tout autre soin que d’amuser. Un autre genre avait le dépôt de la vérité. Et les chansons de geste furent reléguées peu à peu à l’usage des classes inférieures, qui continuèrent d’y prendre plaisir, parce qu’elles continuaient d’y avoir foi, et ne lisaient pas les histoires.


2. VILLEHARDOUIN.


Geoffroy de Villehardouin [1], Champenois, dont le nom se rencontre dans deux chartes de la comtesse Marie, la fine et noble dame qui inspirait Lancelot, nous met sous les yeux, en sa personne et par son récit, le monde réel en face du fantastique idéal que décrivait son compatriote Chrétien de Troyes. Ce n’est pas un Roland, ni un Perceval. De foi intacte et fraîche encore, mais mondaine, assez enthousiaste pour se croiser, il ne saurait se désintéresser longtemps : il a des pensées positives dans le cœur, tandis que le service de Dieu est sur ses lèvres. Il honore l’Église, ses cardinaux, et le pape même, tant qu’ils ne traversent pas ses intérêts ; et, au prix de son respect, de ses dons, ce qu’il leur demande surtout, ce sont des pardons, des absolutions : de quoi se mettre la conscience en repos, avant de faire ou après avoir fait ses affaires. Rien du martyr, rien du mystique.

Ce n’est pas un Lancelot, non plus, ni un Yvain : la courtoisie, l’amour, lui semblent bien étrangers. La femme n’a pas de place

  1. Biographie. Né à Villehardouin (arrond. De Troyes), entre 1150 et 1164, maréchal de Champagne, il fut en faveur, semble-t-il, auprès du comte Thibaut III. Il prit la croix au tournoi d’Écry-sur-Aisne (1199). Envoyé à Venise avec cinq autres barons pour traiter du passage des croisés, c’est lui qui, après la mort du comte Thibaut de Champagne, ouvre l’avis d’offrir le commandement de l’expédition à Boniface, marquis de Montferrat. Après la prise de Constantinople, il reçoit les fiefs de Trajanople et Macra, et devient maréchal de Romanie. Il s’entremet pour réconcilier le marquis de Montferrat et l’empereur Baudonin, qui tous les deux l’estiment fort. Boniface lui donne le fief de Messinople. Il a toute la confiance de l’empereur Henri. Il vivat en 1212, il était mort en 1213. Il a dicté ses Mémoires dans les dernières années de sa vie, entre 1207 sans doute et 1212.

    Éditions de la Conquête de Constantinople : Blaise de Vigenère, Paris, 1585 ; Du Cange, Paris, 1657 ; de Wailly, Paris, Didot, 1872 ; Bouchet, Paris, Lemerre, 1892. – À consulter : Hanotaux : Revue historique, IV, 74-100 ; Debidour, les Chroniqueurs, t. I (Classiq. Pop.), Lecène et Oudin ; G. Paris et A. Jeanroy, Extr. Des Chroniqueurs fr., in-16, 1892.