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la littérature pendant la révolution et l’empire.

Danton fait avec lui le plus parfait contraste : celui-ci sort grandi des plus récentes études sur la Révolution française [1]. C’était un robuste Champenois, aux formes athlétiques, au masque vulgaire et puissant, sensuel, débraillé, actif, hardi, d’intelligence claire et forte : il n’était pas grand discoureur, et il passa pour ignorant parce qu’il ne citait pas l’antiquité, et ne faisait pas d’amplifications creuses. Mais justement c’est pour cela qu’il nous plaît. Il a une éloquence pratique et technique, familière, courant au fait, se ramassant en mots brefs, saccadés, énergiques, qui se gravent dans les esprits ou mordent les cœurs : et son discours échappe au verbiage, et au jargon ampoulé du temps ; il n’y a personne dont la forme ait moins vieilli ; et il a chance d’être avec Mirabeau le plus véritable orateur de la période révolutionnaire.


4. NAPOLÉON.


Le 18 Brumaire fit taire les orateurs. Pendant quinze ans, une seule voix s’élèvera, impérieuse, mais éloquente. L’éloquence était un moyen de gouvernement, presque une nécessité pour ce parvenu qui, régnant par l’admiration et la confiance, devait entretenir la foi en son infaillible génie : il fallait que dans chacune de ses paroles il fit sentir la supériorité dont il tenait son droit. Napoléon s’y étudia, et y réussit. Il fut le dernier des grands orateurs révolutionnaires. Formé à l’école des Montagnards, il continua leurs traditions : mais un juste instinct l’avertit de condenser le verbiage de la tribune, et de se régler plutôt sur la nette concision des rapports et la fermeté saisissante des proclamations, où certains Jacobins avaient donné de curieux modèles d’éloquence administrative ou militaire. Il se fit une forme courte, brusque, tendue, nerveuse, admirablement expressive et de sa nature réelle et de l’idée qu’il voulait donner de lui, admirablement adaptée à l’âme élémentaire des foules ou des armées.

On voit cette éloquence se former à travers la verbosité et la médiocrité de ses premiers écrits [2]. On la voit se déployer dans toute sa correspondance, où il n’y a pas à vrai dire de lettres familières. Et ce qu’il a dicté à Sainte-Hélène, ce sont des mémoires oratoires ; ces récits de ses campagnes et de ses victoires sont de l’histoire tout juste comme le tableau de la politique athénienne

  1. M. Mathiez, récemment, a réagi contre le culte de Danton. De ses troublantes études ressort au moins un doute sur la probité de cet homme d’État. J’ai peur en revanche d’avoir été trop dur pour Robespierre : sa politique a peut-être mieux valu que sa littérature (14e éd.).
  2. À consulter : E. Yung, la Jeunesse de Bonaparte, 3 vol in-12.