Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/899

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
877
madame de staël.

Coppet elle sent mieux que de Paris l’attrait de l’Italie et de l’Allemagne : Paris est le lieu du monde où l’esprit s’enferme le plus facilement. Chassée de Coppet, la Russie, la Suède, l’Angleterre la reçoivent. Elle aura couru toute l’Europe, mais elle aura compris toute l’Europe.

Nous verrons l’importance de cette aptitude dans l’évolution des doctrines littéraires. Remarquons seulement ici que Mme de Staël a créé une littérature cosmopolite, peinture des types nationaux. Avant elle on n’a guère su chez nous que dessiner des caricatures. Mme de Staël, avec une impartialité intelligente, note les caractères distinctifs de chaque peuple : elle voit l’âme allemande, la vie allemande même, elle distingue la vie de Vienne et la vie de Berlin, l’âme allemande du Sud et l’âme allemande du Nord. Pour n’avoir fait que traverser la Russie en calèche, elle a pourtant démêlé très finement les traits originaux du peuple russe, elle a saisi la complexité de l’esprit des classes supérieures, le fond national jeune, vierge, riche sous le vernis d’une civilisation raffinée : par un flair plus singulier encore chez une femme qui ne savait pas la langue, elle a deviné le moujik, au moins quelques parties essentielles de sa nature. Corinne, entre autres caractères, a celui d’être un roman international : l’Anglais, l’Italien, le Français y sont définis en formules un peu sèches, dont la réalisation actuelle a quelque chose d’abstrait et mécanique. Mais ces formules, développées et complétées par d’abondantes dissertations, sont exactes : du moins elles doivent l’être, car je ne vois pas que nos écrivains y aient beaucoup changé depuis quatre-vingts ans.

Enfin, et c’est le dernier facteur du génie de Mme de Staël qu’il nous faille considérer, elle n’a pas du tout une nature artiste. Elle a l’imagination très sentimentale, nullement esthétique. De là vient qu’elle est incapable de prendre ses propres émotions comme matière d’art, de les réaliser directement dans une forme expressive. Elle ne peut que les faire passer dans son esprit, y appliquer sa réflexion, les analyser, les définir, les noter : il faut, pour qu’elle les traduise, qu’elle eu ait fait des idées ; tout, pour elle, son cœur comme le reste, n’est que matière de connaissance. Elle n’a pas le sentiment de la nature : elle la voit quand elle veut regarder ; alors elle élabore ses perceptions en notions dont elle donne la formule intelligible : mais pour ce qui est de peindre, elle n’y peut arriver. Rapprochons-la de Chateaubriand : elle a compris la campagne romaine, elle nous dit clairement ce dont Chateaubriand nous donne la sensation intense[1]. Elle quitterait

  1. Comparez Corinne, l. I. ch. v, et l. V, ch. i, avec la Lettre à M. de Fontanes.