Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/900

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
878
la littérature pendant la révolution et l’empire.

la vue de la baie de Naples et du Vésuve pour aller causer dans une chambre avec un ami. L’art antique ne lui dit rien ; comparez encore les descriptions de Corinne à certains passages des Martyrs et de l’Itinéraire : ici les visions d’un artiste puissant, là les notes d’un touriste curieux. Elle n’a pas de « sensations d’art » : ce qui l’attache, ce sont les souvenirs historiques, les idées auxquelles les choses servent d’appui ou d’occasion. Ou bien encore, c’est la signification sentimentale des œuvres d’art, des ruines, des paysages : Corinne est tantôt un guide exact et sec, tantôt un rêve lyrique. Dans ce voyage d’Italie, l’art italien lui échappe : elle raisonne froidement, rapidement sur la peinture et la sculpture ; mais vraiment de Brosses et Dupaty [1] en parlaient mieux. En littérature, son goût et sa faculté de comprendre se satisfont en raison inverse de la beauté formelle et de l’objectivité, en raison directe de la richesse sentimentale et de la subjectivité. Elle ne comprend pas la littérature grecque, elle ne comprend pas notre littérature du xviie siècle ; elle se satisfait au contraire complètement dans les littératures du Nord, si métaphysiques et lyriques, si subjectives de sens et si irrégulières de forme.

Et de là le peu de valeur esthétique de son œuvre. Elle n’a pas l’invention artistique : dans Delphine et dans Corinne, tout ce qui n’est pas autobiographie sentimentale ou connaissance positive, est médiocre et banal. Ces romans ne valent que si l’on y cherche les passions et les idées de Mme de Staël : si on les considère dans leur objectivité d’œuvres d’art, ce sont de purs poncifs. Léonce et Delphine, Oswald et Corinne ne vivent pas, ils sont vagues et fades. Mais si, écartant ces pâles figures, on se croit en face de Mme de Staël, si on ne demande qu’à « causer » avec elle, on reprend du plaisir, surtout dans Corinne. Impuissante à créer, elle excelle à noter ; et si elle a le style le moins artiste du monde, comme écrivain d’idées elle est supérieure. Ne lui demandons ni couleur ni énergie sensible, ni rythme expressif, ni forme en un mot ; mais une parole agile, souple, claire qui forme d’ingénieuses combinaisons de signes, qui dégage avec aisance des idées toujours intéressantes, souvent nouvelles ou fécondes, voilà ce que Mme de Staël nous offre : son style, c’est de l’intelligence parlée.


2. LA POLITIQUE ET LA RELIGION DE Mme DE STAËL.


Si viril que soit son esprit, la femme en elle se retrouve par le peu de souci qu’elle a de systématiser sa connaissance ou ses idées, et par l’influence que la sensation, l’affection exercent à son insu sur ses conceptions les moins sentimentales.

En politique, elle fut constamment libérale, et là est l’unité de

  1. De Brosses, cf. p. 745. — Dupaty. Lettres sur l’Italie en 1785 (1788 et 1824)