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chateaubriand.

ses landes, ses marais, était âpre et désolé ; le château était une autre solitude, plus écrasante : le soir, après avoir couru dans la campagne sauvage, le chevalier écoutait passer les heures, dans la vaste salle à peine éclairée, que son père parcourait en silence d’un pas invariable : puis il allait coucher dans une tourelle isolée, tout seul, face à face avec les terreurs de la nuit. Sa compagnie, sa joie, son amour, c’était sa sœur Lucile, nature exaltée, nerveuse, avec qui il rêva de vies merveilleuses, de courses lointaines, et de sensations toujours renouvelées.

Ainsi se forma, dans l’effroi de ce père farouche, dans l’ennui de cette vie vide, dans l’amitié de cette sœur mal équilibrée, ainsi se forma le Chateaubriand qui séduisit le monde : incapable de choisir une action limitée, mais aspirant à tous les modes de l’action en vue d’obtenir tous les modes de la sensation, fuyant le réel mesquin ou blessant pour s’enchanter de rêves grandioses et doucement amers, évitant surtout d’approfondir, d’analyser, ne demandant à la nature que des apparences où il pût loger ses fantaisies, timide, orgueilleux, mélancolique, éternellement inassouvi et las. Dans de rares lectures il ne cherchait pas une provision d’idées, une extension de sa connaissance, un exercice de son jugement, mais une direction de rêverie, des matières de sensations, des modèles d’images. Des sermons de Massillon même, il tirait des troubles et des plaisirs sensuels ; d’un amalgame de souvenirs littéraires et de visages entrevus, il forma son idée de la femme, un « fantôme d’amour » qu’il devait exprimer dans tous ses livres, chercher en toutes ses amies.

Enfin il fallut choisir une carrière ; il choisit d’aller explorer l’Amérique, de servir aux Indes : c’était le lointain, l’indéterminé. Le père, sensément, substitua à ces vagues élans un très réel brevet de sous-lieutenant au régiment de Navarre. Et voici le chevalier menant la vie de garnison, tâtant de Paris, présenté à la cour, suivant, effaré, la chasse du roi, versifiant dans l’Almanach des Muses. La Révolution éclate ; son père était mort : il réalise un de ses rêves anciens, et débarque à Baltimore, en 1791 [1]. Le prétexte était de chercher le passage du Nord-Ouest : il partait sans études préalables, sans renseignements, sans préparatifs, en touriste. Il alla au Niagara, descendit l’Ohio jusqu’à sa rencontre avec le Kentucky : on peut croire, si l’on tient à lui faire plaisir [2],

  1. Il partit vers le 10 avril, et se rembarqua le 10 décembre pour le Havre, où il arriva le 2 janvier 1792.
  2. Mais il ne faut pas lui faire ce plaisir. Il a beaucoup hâblé sur ce voyage d’Amérique. M. Bédier a démontré qu’il n’avait pas eu matériellement le temps de faire le trajet qu’il a prétendu avoir fait, et qu’il avait copié (à sa manière, en les élevant au style) les descriptions de divers voyageurs (11e éd.).