Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/924

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
902
la littérature pendant la révolution et l’empire.

mes sentiments… Je suis un pénible songe… Je m’ennuie de la vie ; l’ennui m’a toujours dévoré ; ce qui intéresse les autres hommes ne me touche point… En Europe, en Amérique, la société et la nature m’ont lassé. »

Eudore nous révèle encore et toujours la même personnalité, assez délicatement localisée à l’aide des Confessions de saint Augustin, où Chaleaubriand trouvait une forme historique appropriée à son âme inquiète : mais à chaque instant la fiction se déchire, et Eudore découvre l’auteur. Ouvrons cet admirable sixième livre : « Plusieurs fois, pendant les longues nuits de l’automne, je me suis trouvé seul, placé en sentinelle, comme un simple soldat, aux avant-postes de l’armée. Tandis que je contemplais les feux réguliers des lignes romaines et les feux épars des hordes des Francs, tandis que, l’arc à demi tendu, je prêtais l’oreille au murmure de l’armée ennemie, au bruit de la mer et au cri des oiseaux sauvages qui volaient dans l’obscurité, je réfléchissais sur ma bizarre destinée… Que de fois, durant les marches pénibles, sous les pluies ou dans les fanges de la Batavie ; que de fois à l’abri des huttes des bergers où nous passions la nuit ; que de fois autour du feu que nous allumions pour nos veilles à la tête du camp ; que de fois, dis-je, avec des jeunes gens exilés comme moi, je me suis entretenu de notre cher pays. » Et voilà à quoi sert d’avoir servi dans l’armée de Condé, septième compagnie bretonne, couleur bleu de roi avec retroussis à l’hermine[1] ! Chateaubriand n’avait pas besoin de nous le dire ; on sent que cette vie militaire a été vécue.


5. LES PAYSAGES DE CHATEAUBRIAND.


En lui, il trouve pourtant quelque chose qui n’est pas lui, une représentation du monde extérieur ; et traduisant toutes les sensations de son œil comme il traduisait les sentiments de son cœur, il a écrit les plus belles pages de son œuvre. Il n’était pas sans s’en douter, et il disait bien que si sa bataille des Francs et sa description de Naples et de la Grèce ne sauvaient pas les Martyrs, ce n’était pas son ciel ni son enfer qui les sauveraient[2]. Il jouissait par les yeux, il avait cette sensibilité du peintre qui perçoit des beautés invisibles à la foule dans le dessin d’une attitude ou d’un mouvement, dans les transparences ou les brumes de l’air, dans l’harmonie des tons et des lignes d’un paysage immobile ou d’une

  1. Mémoires, l. III, p. 67 et 69, et de 67 à 100.
  2. Mémoires, t. V, p. 113.