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chateaubriand.

foule grouillante. Si sa psychologie est insuffisante, c’est qu’il voit seulement ses personnages ; il ne les analyse pas. Et leur vision ne se forme pas en lui selon l’idée d’un certain rapport du physique au moral, mais selon l’idée de beauté. Au lieu de décrire des états moraux, (sauf le sien), il dessine des attitudes, aimables, touchantes, tragiques ; il fait des groupes et des tableaux. Ainsi les funérailles d’Atala. Rousseau était encore bien orateur ; Bernardin de Saint-Pierre un peu maigre, et plus délicat d’impression que puissant d’expression. Ici nous tenons un grand peintre : dans ses tableaux, les cadres ou les prolongements sentimentaux se décollent d’eux-mêmes ; il ne reste que la nature fortement saisie, fidèlement rendue en sa beauté originale et locale. L’enfant rêveur qui dressait avec Lucile des itinéraires prodigieux[1] a parcouru le Canada et la Louisiane : l’artiste rêveur dont la fantaisie promenait René à travers l’Italie et la Grèce a visité Sparte, Athènes, Jérusalem, Carthage, Grenade ; et les feuillets de ses carnets de voyage sont épars dans tous ses livres.

Le Génie du Christianisme vaut surtout par là. Il n’y a que cela qui sauve les Natchez ou Atala. L’Itinéraire est une galerie de paysages d’Orient et du Midi. Les Martyrs sont une transposition de ces paysages directs en paysages historiques, selon le goût qui prévalait encore en peinture. Et les Mémoires d’outre-tombe, si mêlés, à travers tant de fatras, n’ont guère pour se relever, outre l’intérêt documentaire, qu’un certain nombre de tableaux où le vieux maître s’est retrouvé tout entier : la vie de Combourg, le camp de Thionville et le marché du camp, la garde de Napoléon faisant la haie à l’impotent Louis XVIII, les impressions de Rome[2], etc. ; tout ce qui est sensation pittoresque n’a pas vieilli d’un jour dans toute son œuvre.

Il a cette espèce d’ivresse devant la nature qui fait la peinture chaude, sans altérer la lucide précision de l’œil. Regardez toutes ses nuits : on en ferait une galerie ; il n’y en a pas deux qui se ressemblent : nuit en mer, nuit d’Amérique, nuit de Grèce, nuit d’Asie, nuit du désert[3]. Le ton local, le caractère singulier est partout attrapé avec une délicatesse puissante. Le sublime de la forêt américaine, la grâce nette des montagnes grecques, la grandeur du cirque romain, le tohu-bohu bariolé du campement oriental, les ciels bas et brumeux de la Germanie et les riants soleils d’Italie, les architectures exquises et les vierges solitudes, toutes

  1. Mémoires, t. I, p. 240 ; René, au début.
  2. Ajoutez la Lettre à M. de Fontanes, avec cette incomparable description de la Campagne romaine.
  3. Génie, I, v, l2 ; Martyrs, l. I ; Itinéraire.