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littérature héroïque et chevaleresque.

fidélité au parti, la solidarité des compagnons d’armes. Par là, il a convaincu tout le monde, et légitimé l’expédition : les croisés qui aimaient mieux aller à la croisade contre les Infidèles, ont fini par suivre ; les lecteurs, avant ces méticuleux critiques de nos jours, n’ont pas raisonné. Assurément il s’entendait à manier les âmes, ce bon maréchal de Champagne et Romanie, qui savait que, là où échouent tous les arguments, quand il s’agit de persuader ce que le devoir, la conscience et parfois l’intérêt réprouvent, le mot magique qui perce les cœurs et l’ait tout faire, c’est l’honneur, l’honneur qu’on définit : « rester avec les autres, ne pas dépecer l’armée » : en langage moderne, ne pas lâcher les camarades.

Comme on voit, l’historien n’est pas seul à faire son profit de notre première chronique française. Le moraliste aussi, sans dessein assurément de l’auteur, s’y peut plaire. Après tout, ces rudes et simples âmes de barons sont des âmes humaines, et comme telles, en dépit de l’apparence, souples, et riches, et complexes. La foi servant à la politique, les actes égoïstes sortant d’une volonté de sacrifice, la cruauté et l’intérêt se faisant ministres de la justice et vengeurs du crime, on voit apparaître ici, quand on lit bien, quelques-uns des éternels sophismes, des incessantes contradictions de la faible humanité qui ne peut renoncer ni à rêver le bien ni à suivre son bien.


2. CHRONIQUES ET VIES DE SAINTS DU XIIIe SIÈCLE.


Le xiiie siècle voit de toutes parts éclore les histoires. Les curiosités sont éveillées : on ne se résigne plus à « ignorer le genre humain ». Faits passés, depuis le commencement du monde, faits contemporains, jusqu’aux extrémités de la terre alors connue, on veut tout savoir, il se rencontre des gens pour tout écrire.

Nous n’avons pas à nous arrêter aux vastes compilations qui sont formées en France, en Angleterre ou en Flandre. Le jugement, la critique, la recherche des documents et le contrôle des témoignages y font trop défaut : ce ne sont pas des œuvres de science. D’autre part, on n’y trouve ni style, ni goût, ni composition, ni sens de la vie : ce ne sont pas des œuvres d’art.

Mais à défaut d’« histoires » dignes de ce nom, les Mémoires abondent : la voie ouverte par Villehardouin ne sera plus désertée, et l’aptitude de nos Français à ce genre d’ouvrage, dont les raisons au reste ne sont pas difficiles à trouver, commence à se marquer avec éclat. Même après les diplomatiques confidences du maréchal de Champagne et de Romanie, on peut lire avec intérêt les sou-