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l’époque romantique.

travers duquel le poète nous fait surgir quelque vaste conception de sa philosophie personnelle.

Les Rayons et ombres (1840) nous offrent un pareil mélange. Ce recueil nous fait rétrograder jusqu’aux Orientales ou aux Ballades par certaines pièces ; d’autres font pressentir la grande inspiration humanitaire des Misérables[1]. Car le poète, plus que jamais, affirme sa mission : il est l’étoile qui guide les peuples vers l’avenir. Il se remet à prêcher sur les événements du jour, tantôt gravement moral, ou amèrement satirique, et penché sur les petitesses du monde. Çà et là quelques chefs-d’œuvre : des souvenirs des Feuillantines, charmants de pittoresque ému ; la Tristesse d’Olympio, si paisible en somme et si peu désespérée dans l’antithèse de nos joies éphémères et de l’éternelle impassibilité de la nature, presque consolée par le déploiement

xxxdes formes magnifiques
Que la nature prend dans les champs pacifiques ;

et surtout par l'inépuisable douceur du souvenir, enfin cette fantaisie, Écrit sur la vitre d’une fenêtre flamande, où l’artiste se plaît à montrer par un court et triomphal exemple ce que son imagination sait faire des mots et du rythme.

Après 1840, le poète se tait pour treize ans. Incertitude dans l’inspiration, maîtrise de la facture, réelle mais étroite sensibilité, inaptitude et prétention à penser, puissance de suggestion et d’ébranlement, don des sensations originales et précises, don d’agrandissement fantastique de la sensation réelle, voilà ce que le poète a révélé jusqu’ici. Il a fait assez pour être un maître : aujourd’hui que nous voyons se dérouler toute son œuvre, nous apercevons qu’il tâtonne encore et cherche ses voies. Il n’est pas encore la voix du peuple : il n’a pas encore capté, pour remplir sa poésie, un des grands courants du siècle. De catholique légitimiste, il est devenu libéral : mais à peine le souffle démocratique de 1830 l’a-t-il effleuré : ses instincts humanitaires restent hésitants, suspendus, épars ; il s’est laissé attacher à la dynastie de Juillet, il a accepté d’être pair de France. En 1848, sous la République, il fera bonne figure à droite, soutenant d’abord le prince Louis Bonaparte : il viendra à l’idée républicaine et démocratique très tard, presque à la dernière heure, en 1850. Alors il tient l’inspiration qu’il lui faut pour soutenir son imagination et pour être par surcroît l’idole d’un peuple pendant trente ans.

  1. Les Deux Guitares. Rencontre. Et Océano nox est l’abstraction sentimentale qui deviendra le récit épique des Pauvres Gens.