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la poésie romantique.

ordre dans les limites de sa puissance. Ni lyrique, ni orateur, il a le souffle court, l’invention pauvre : la sensibilité nulle, l’intelligence[1] médiocre. Les idées le fuient. Le principe de son inspiration, c’est l’horreur de la banalité, qui le mène à toutes les excentricités : ses idées seront le contrepied des idées communes de son temps. Qu’il s’agisse de s’habiller ou de vivre, Gautier a peur de ressembler à tout le monde : il arbore le gilet, ou la morale, qui peuvent étonner le bourgeois. C’est sa maladie.

Il était venu à la poésie par un atelier de peintre : et il ne fut jamais qu’un peintre fourvoyé — par bonheur — dans la littérature. Il se définissait « un homme pour qui le monde extérieur existe ». Et de fait, sans idées ni émotions, il a rendu les fragments du monde extérieur qui tombaient sous son expérience. Il fait ce qu’il a si bien appelé lui-même des « transpositions d’art » : c’est-à-dire donner par les mots l’exacte et propre sensation qu’un tableau donnerait. Dès ses débuts, parmi la rhétorique insincère du romantisme flamboyant, une puissance originale apparaissait : il donnait un paysage soigneusement encadré, un coin de banlieue, un jour de pluie ; il copiait une naïade du parc de Versailles, un vieux portrait au pastel[2] . Et le plus singulier, c’est qu’il ne donnait pas autant la vision de l’objet que celle de la peinture de l’objet : sa littérature nous fait repasser par un autre art avant d’atteindre le modèle lui-même. On a justement remarqué que naturellement il voit chaque aspect de la nature comme correspondant au style, à la manière d’un maître : et sa description se fait dans le goût de ce maître. « C’était un parc dans le goût de Watteau[3]. » Aussi excellera-t-il à reproduire des tableaux : ses poésies sont comme un Musée de copies. Voici des primitifs allemands :

Les Vierges sur fond d’or aux doux yeux en amande,
Pâles comme le lis, blondes comme le miel,
Les genoux sur la terre et le regard au ciel[4].

Son progrès consistera à abonder dans le sens de son talent et à dépouiller la sentimentalité romantique. Son voyage en Espagne l’y aida puissamment : jusque-là enfermé dans Paris, c’était la première fois qu’il voyait largement la nature. Mais les musées, les églises l’attirent autant que la nature ; il rapportera d’Espagne des paysages admirablement nets et objectifs, mais aussi de

  1. Entendez l’intelligence philosophique, le pouvoir d’abstraction (11e)
  2. Poésies, I, 12, 21, 85, 87, 206, 207.
  3. Ibid., I, 208.
  4. Ibid., I, 215.