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l’époque romantique.

curieuses impressions d’art, des copies, à sa manière, de Ribera, de Valdès Leal, de Zurbaran[1].

Dès lors il se plaira de plus en plus à ces traductions : toujours incomparable dans l’expression directe de la nature, il n’aura jamais plus de décision et de vigueur que lorsqu’il travaillera d’après une œuvre d’art, que ce soit un tableau de Vanutelli, une eau-forte de Leys, ou une aquarelle de la princesse Mathilde[2]. Il est comme ces graveurs qui aiment mieux rendre un tableau qu’un paysage naturel[3]. Et c’est peut-être parce que Gautier n’est pas créateur ; il aime à trouver le sujet composé, l’impression et le caractère dégagés par un artiste : alors il comprend l’intention, et il rend les effets avec une surprenante sûreté d’œil et de main. De là sa théorie absolue et provocante de l’art pour l’art[4] : elle affranchit l’art de la morale, elle l’affranchit même de la pensée. La forme seule importe : il n’y a pas besoin d’idées. C’est tout simplement la formule du tempérament de Gautier.

Il n’avait jamais eu l’invention rythmique très riche : très bon ouvrier pourtant, très patient et très habile, des mètres peu nombreux qu’il avait choisis. Il finit par s’arrêter au quatrain d’octosyllabes, répété autant de fois que le sujet l’exigeait : dans cette forme étroite et précise, il est maître. Il en avait toujours usé avec goût et succès : il en composa (sauf deux pièces) tout son recueil d’Émaux et Camées. Ce titre est expressif et très juste. Gautier ne fait plus de tableaux ici : il peint sur émail, il grave en pierres fines ; le travail est minutieux et large ; chaque pièce est d’un fini qui étonne. Plus que jamais, rien pour la pensée ni pour le cœur, tout pour les yeux ; cela s’appelle Études de mains, ou Symphonie en blanc majeur : une aquarelle, un bibelot, une statue du musée, un aveugle jouant du basson, l’obélisque, Paris sous la neige, voilà ses modèles ; ou bien il grave la vision que Nodier ou Mérimée donnent de leurs héroïnes, Inès de las Sierras ou Carmen. Sa fantaisie n’est pas d’un penseur, mais d’un artiste : il associe aux formes présentes des formes éloignées, à l’obélisque de Paris, les obélisques de Louqsor, à la bande des hirondelles sur les toits de Paris, les corniches ou les terrasses de Grèce et d’Orient où elles hiverneront : plus raffiné, mais de même ordre, le procédé par lequel il réalise des idées abstraites ou transpose des sensations. Les quatre saisons deviennent un quatuor, et dès lors l’hiver est un musicien qui chante des airs vieillots, « le nez rouge, la face blême ».

  1. Poésies, II, 245. 147, 152.
  2. Ibid., II, 266, 221, 256.
  3. « J’ai toujours préféré, disait-il, la statue à la femme, et le marbre à la chair. »
  4. Sur l’ensemble du mouvemens qui a pour devise cette formule fameuse, voyez Cassague, la Théorie de l’art pour l’art, 1906.