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LE LIVRE D’UN PÈRE.


Terre où, jeune et joyeux, je vivais comme un sage,
Faisant d’un art chéri le long apprentissage,
Après vingt ans et plus, nul souvenir chagrin,
Nul ennui, nul remords d’un passé sans nuage
Ne ternissait en moi ton ciel toujours serein.
Chez toi chaque retour, ô terre fraternelle,
Se marquait pour mon cœur d’une fête nouvelle ;
Mais tu devais aussi m’apporter mon grand deuil ;
De nos heureux printemps l’image est effacée,
Et quand je te reviens je n’ai qu’une pensée :
Je demande mon père et revois son cercueil.

Me voilà, dès ce jour, au point de la carrière,
Où le doute et l’ennui s’emparent des plus forts,
Où l’on jette, hésitant, un regard en arrière,
Où l’on a commencé de vivre avec les morts ;
Où l’on n’a d’aiguillon que la dure pensée
D’achever au plus tôt la tâche commencée.
Afin de s’endormir sans joie et sans remords.

Mais à mes yeux lassés quand tout se décolore,
Tu sais me rendre un peu de vie et de chaleur ;
Sans pouvoir à ma nuit promettre une autre aurore,
Ville des souvenirs, tu m’es bien douce encore !
Tu me tiens par l’attrait d’une sainte douleur :
J’accomplis dans tes murs comme un pèlerinage ;
J’y revois un par un mille endroits consacrés…
Si vous voulez, enfants, me rendre témoignage,
Si vous gardez mon culte et mon nom d’âge en âge,
Vous aimerez ces lieux et vous y reviendrez !


Mars 1874.