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L’ASSOCIÉE SILENCIEUSE

présentaient d’eux-mêmes les termes clairs et précis, faisant image, elle savait tellement vivre de la vie de l’usine que pour elle chaque rouage avait une signification, chaque levier était un gage de travail et de vie.

Obligée de surveiller le travail de ses ouvrières, Alberte dut, à plusieurs reprises, s’absenter pour donner des ordres. Elle s’excusait alors auprès des visiteurs, puis elle revenait, reprenait l’explication commencée à l’endroit précis où elle l’avait interrompue, l’amplifiait, fournissait maints détails, parlant sans affectation, avec son cœur et son âme aimante et toujours surveillant la vie de l’usine qui était confiée à sa garde.

La visite se prolongea jusque vers dix heures.

— Que me disais-tu, petite sœur, que j’allais m’ennuyer ici ? C’est admirable, ce que je viens de voir et d’entendre.

— Si la vie du moulin t’intéresse, il faudra y revenir plus souvent, méchant grand frère.

— Pour en bien comprendre tout l’intérêt, Monsieur, il faut, comme votre père, vivre de sa vie.

On venait d’entrer dans la salle d’empaquetage, cette salle dont quelques jours plus tôt, Alberte avait expulsé si malencontreusement le journaliste.

Ghislaine interpelait par leurs noms les ouvrières, s’informant de leur santé, des parents ou des enfants laissés à la maison et tout ce monde lui souriait comme à une fée bienfaisante.

— Vous ne sauriez croire, Monsieur, quelle somme de bien accomplit votre sœur avec ses sourires ?

— Je crois le deviner, Mademoiselle. Sous son masque de petit lutin, ma cadette cache un cœur exquis. Je rougis franchement de ne l’avoir pas précédée dans cet apostolat.

— L’âme simple et naïve du peuple est comme celle des enfants, elle a besoin de sourire et d’affection. C’est le cœur, chez votre père, qui dirige l’usine, c’est sa bonté qui a gagné le dévouement de ses employés, c’est cette paternelle affection qu’il prodigue à tous qui a produit ce prodige que chaque ouvrier ici, se considère solidairement responsable du succès de l’entreprise entière.

Ces profondes vérités, énoncées si simplement, frappèrent Étienne. Il leva les yeux vers la jeune fille et rencontra son regard franc et candide, son regard profond où se lisaient une grande pitié et une ineffable tendresse.

— Allons, grand frère, il faut aller retrouver papa. Es-tu satisfait de ta visite ?

— On ne peut plus et je vous dois, Mademoiselle, une grande partie de mon plaisir. Grâce à vous, j’emporte de l’œuvre de mon père une compréhension toute nouvelle et combien plus noble !

— Aurevoir, Mademoiselle Alberte.

— Aurevoir, Mademoiselle Ghislaine. J’espère que vous serez des nôtres lors du pique-nique annuel ?

— Je ne saurais y manquer. L’invitation s’étend à mon frère, n’est-ce pas ?

— Je n’osais ; mais si Monsieur Normand consent, ce sera certes un grand plaisir pour nos ouvriers de retrouver la famille au complet.

Pour le retour, Étienne avait pris place à côté de Ghislaine, dans la riche automobile que la jeune fille conduisait toujours elle-même.

— Sais-tu qu’elle est bigrement jolie, sœurette, la petite contremaîtresse de papa !

— Et si bonne, si dévouée !

— Et si intelligente !

S’il n’avait pas été aussi absorbé par le charme du rêve qui commençait à poindre en son âme, Étienne eut pu voir le regard finement inquisiteur et ironique de sa cadette ; mais le journaliste était déjà replongé dans sa rêverie, cependant que la lourde voiture avançait en trombe sous le dais verdoyant et que tout près, coulait l’eau de l’Yamaska, cette eau qui avait parcouru des milles et des milles, courant, impatiente et fébrile, pour aller enfin se briser sur la digue… comme tant de nos rêves…


CHAPITRE VII

AVANT QU’UNE FEMME PASSAT


— Étienne, Étienne ! Où es-tu ?

— Ici.

— Où encore ?

— Ici, dans le hamac, dit le journaliste en se levant à demi.

— Comment, à peine dix heures et te voici déjà à paresser ?

— Que veux-tu, c’est la faute de ces grands ormes… J’étais sorti bien décidé d’aller faire un tour de canot ; mais en voyant cette ombre bienfaisante, ce hamac, ces fleurs qui charment les yeux, je me suis laissé séduire…

— Et vous ne demandez rien de mieux que de vous laisser conquérir par ces délices de Capoue, beau citadin indolent… Allons, debout ! je t’apporte trois lettres et un paquet de livres que le facteur vient de déposer pour toi.

— Tu permets que je lise ?

— Les lettres ; mais pas les livres. Tu liras ces horribles bouquins quand tu seras retourné à Montréal. Pour une fois que nous te tenons auprès de nous, nous sommes jaloux de tous tes instants. C’est intéressant ce que l’on t’écrit ?

— Plutôt pas.

— Une femme ?

— Celle-ci, oui. D’ailleurs c’est bête.

— Laisse-moi lire ? Je voudrais voir comment elles s’y prennent les jolies femmes de la ville, quand elles écrivent à un Monsieur

— C’est bête, te dis-je.

— Tu dis cela, mais…

— Vois le cas que j’en fais… dit Étienne en déchirant les deux premières missives.

— Celle-ci, c’est certainement d’un homme.

— Pourquoi dis-tu cela ?

— C’est même d’un homme d’affaires. Vois cette écriture inappliquée et rude.

— Tu as raison, c’est de mon directeur… Mais il m’embête cet animal là !  !…

— Est-ce une mauvaise nouvelle ?