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dégoûts. À chacun de nous, le génie de l’espèce vient révéler la beauté féminine qui lui convient le mieux au point de vue de la génération, et inspirer pour cette beauté ces sentiments d’admiration exclusive et passionnée qui nous paraissent dominer de si haut les phénomènes physiologiques.

Sans contester ce qu’il y a d’original et de profond dans ces vues, nous devons dire qu’elles nous paraissent incomplètes. Même en restant sur le terrain où s’est placé l’auteur, on ne comprend pas que la finalité de l’amour s’épuise dans l’œuvre de la reproduction. Le génie de l’espèce ne doit-il avoir aucun souci au résultat de cette œuvre ? Après avoir tant fait pour la bonne composition de ceux qui devaient naître, ne saurait-il rien faire pour la conservation et le développement de ceux qui sont nés ? Nous disons, nous : à la finalité naturelle, physiologique de l’amour, c’est-à-dire à la génération, s’ajoute et se lie une finalité morale, sociale, c’est la création du milieu le plus favorable à la conservation et au développement normal des enfants, c’est la famille. (V. ce mot.) Remarquez que si l’appétit sexuel et l’illusion de la beauté suffisent à la première, la seconde exige l’affection personnelle.

La famille ! voilà le point où se rencontrent et s’unissent ces deux grandes choses, l’amour et la justice. L’amour proprement dit est le frère aîné des divers amours qui font de la famille une unité, le centre autour duquel ils se groupent, la condition de leur développement harmonique et complet. La fonction de reproduction, il faut bien le comprendre, devait mettre en jeu les facultés élevées qui nous distinguent de l’animal, aussi bien que celles qui nous en rapprochent. L’amour naît sans doute dans la région des instincts, mais il n’y reste pas confiné ; il franchit les limites que semblait lui imposer son origine, et prend place à côté de l’amitié parmi les affections durables et conscientes d’elles-mêmes, qui sont pour l’espèce humaine un caractère de noblesse et une source de bonheur. De son but physiologique, il se fait en quelque sorte un moyen pour agrandir et enrichir la vie de relation. Ne parlez plus des intérêts de l’espèce, du génie de l’espèce ; il s’agit d’un phénomène d’ordre supérieur, d’un besoin moral, du besoin de vivre en autrui, d’avoir où reposer son cœur. « L’homme seul est quelque chose d’imparfait, a dit Pascal ; il faut qu’il trouve un second pour être heureux. » Expression de ce besoin moral, l’amour tend à la fixité, invoque la foi, la justice, se plaît à l’échange des serments ; toutes choses qui dépassent la portée de l’instinct, et qui même, en certains cas, réagissent contre lui.

Terminons en disant quelques mots du rôle social que l’école fouriériste assigne à l’amour. Il faut savoir d’abord que ces mots vaincre ses passions, dompter ses passions, sont étrangers à la langue de cette école. Les vrais équilibres sociaux, selon Ch. Fourier, se fondent sur des contrepoids et non sur des répressions ; ils doivent résulter non de la modération des désirs, mais du libre essor donné aux quatre passions cardinales, amitié, amour, familisme, ambition. C’est par une inconséquence qui semble accuser le Créateur d’impéritie que la philosophie, après avoir admis le principe du vaste essor pour l’amitié, s’efforce de réduire au plus faible développement l’ambition, l’amour et le familisme. l’amour est le produit de deux ressorts élémentaires : l’un spirituel, la céladonie, et l’autre matériel, la lubricité. Le libre et plein essor de l’amour conduirait à toutes les vertus, à toutes les merveilles en mécanique sociale. C’est l’amour qui possède par excellence la propriété de ralliement ; c’est de lui qu’on tirera les plus puissants leviers soit pour le rapprochement et l’affection entre inégaux, soit pour l’art de concilier les antipathies naturelles ou accidentelles. Les ralliements de l’amour conduisent au but que se proposent les moralistes et même les romanciers, c’est-à-dire à faire prédominer en amour le principe spirituel ou céladonie, et à prévenir l’influence exclusive du principe matériel ou lubricité ; ils assureront le règne de quatre sublimes vertus sociales : l’hospitalité composée, le civisme composé, la charité composée, la constance composée ! « Si nos philosophes veulent modérer l’amour des richesses, dit Fourier, pourquoi proscrivent-ils ou réduisent-ils au moindre développement la passion qui est le meilleur absorbant de l’intérêt, le principal ressort de la libéralité, l’amour ? Harpagon, le plus tenace des hommes, laisse passer son diamant au doigt de la belle Marianne ; donner aux amours la plus grande extension possible, ce serait établir dans les relations sociales une générosité universelle. »

Intervention de la conscience dans l’amour. Nous avons montré dans l’amour l’affection personnelle greffée sur le double attrait du sexe et de la beauté. Mais pour être à l’abri des défaillances, l’affection personnelle doit être soutenue par l’idée du devoir, de la responsabilité, de la justice. En un mot, l’amour n’échappe pas plus que toute autre manifestation de l’activité humaine à la loi morale, à l’intervention de la conscience : de là l’institution du mariage destinée à soumettre au droit les rapports des sexes, et à rendre l’amour fixe et durable, sérieux et digne, en assurant la domination de l’affection personnelle sur les séductions de la chair et de l’idéalisme. En dehors du mariage, l’amour spiritualiste manque d’authenticité ; la société le confond avec la fornication et la prostitution : c’est par le mariage qu’il s’en sépare, et qu’ affirmant son droit au respect il prend tout à la fois conscience de lui-même et possession de l’avenir. (V. Mariage.) « Dans tous les actes, soit de sa vie privée, soit de sa vie publique, dit M. Proudhon, l’homme tend à réaliser en lui et hors de lui la justice ; dans les relations amoureuses il y aura donc toujours, à un degré si faible qu’on voudra, tendance au mariage, à la consécration de l’amour par l’honneur et le droit, et cette tendance acquerra son maximum d’intensité au moment qui précède la possession. »

L’amour dans l’histoire et dans la littérature. De toutes les passions du cœur humain, l’amour est celle qui a le plus changé de caractère dans le cours de l’histoire, et surtout en passant de la société et de la littérature antiques, dans la société et la littérature modernes. Chateaubriand, préoccupé surtout de l’influence que le christianisme a exercée sur l’amour, a divisé l’histoire de cette passion en deux grandes périodes, celle de l’amour païen et celle de l’amour chrétien. Nous croyons qu’on peut retrouver dans l’histoire de l’amour la division que nous présente l’histoire générale : antiquité, moyen âge, temps modernes ; amour antique, amour chevaleresque, amour moderne.

Veut-on connaître l’amour antique ? Qu’on lise Ovide, Tibulle, Properce. Les maîtresses de ces trois grands poëtes furent des femmes coquettes, infidèles, vénales ; ils ne cherchèrent auprès d’elles que des plaisirs physiques, et l’on peut croire qu’ils n’eurent jamais l’idée du sentiment qui, treize siècles plus tard, fit palpiter le cœur d’Héloïse. « Le brillant génie d’Ovide, dit Ginguené, l’imagination riche de Properce, l’âme sensible de Tibulle leur inspirèrent sans doute des vers de nuances différentes, mais ils aimèrent de la même manière des femmes à peu près de la même espèce. Ils désirent, ils triomphent, ils ont des rivaux heureux, ils sont jaloux, ils se brouillent et se raccommodent ; ils sont infidèles à leur tour ; on leur pardonne et ils retrouvent un bonheur qui bientôt est troublé par le retour des mêmes chances. » Remarquez que c’est toujours aux formes extérieures que l’amour antique s’attache ; la beauté d’Hélène séduit jusqu’à la vieillesse ; Didon égale Vénus en attraits ; Camille surpasse Diane en légèreté ; Néère est plus blanche que l’oiseau de Léda ; rien qui dépasse le physique ; la Vénus que le poëte adore n’est pas la déesse de la beauté intellectuelle et morale.

Un des traits les plus frappants de la physionomie que présente la société grecque et romaine, c’est que la femme n’inspire pas d’amour dans le sens que nous donnons aujourd’hui à ce mot ; elle peut être désirée pour sa beauté physique, recherchée en vue de la génération, honorée à cause des citoyens qu’elle donne à la république, à cause de l’époux auquel elle confère la dignité et l’autorité paternelle ; mais elle n’est pas l’objet et le but de l’amour ; elle n’est pas véritablement aimée. Et pourquoi n’est-elle pas aimée ? C’est qu’elle est faible, et comme telle jugée incapable de dignité, de sincérité, de courage, de fermeté, de persévérance ; c’est qu’il n’y a pas eu d’âge héroïque pour elle, et qu’elle n’a pas pris sa part dans le développement moral qui résulte de cette influence ; c’est que, pour les anciens, l’admiration ne s’attache qu’à la force, et qu’à cette idée de force se lient dans leur esprit les idées de vertu, de noblesse, de génie et même de beauté. Ce qui, dans l’antiquité, correspond véritablement à notre amour ardent, passionné, prêt au sacrifice, c’est l’amitié, l’amitié qui se change en amour, qui devient l’amour unisexuel. « La guerre dans les temps héroïques, dit M. Ch. Renouvier, la science pure ou la dialectique dans les temps qu’on peut appeler métaphysiques, constituèrent pour les hommes une vie à part dans l’antiquité. Les mœurs des camps, les usages de la palestre, plus tard les discours académiques, l’enseignement de la politique, de l’éloquence, de la physique, favorisèrent une séparation tranchée de la vie des hommes et de la vie des femmes. Qu’une guerre survînt, et les guerres survenaient souvent, les femmes demeuraient seules dans la cité avec les vieillards et les enfants. À l’assemblée publique, au gymnase, autour d’un sophiste, les hommes goûtaient des plaisirs ignorés de leurs femmes, et Socrate passait la journée entière, et quelquefois les nuits, hors de sa maison dans l’intérêt de la science, comme il passait des mois entiers au camp dans l’intérêt de la patrie. Il résulta de la transmission de ces mœurs mâles depuis le siècle d’Homère jusqu’au siècle de Platon et au delà, que l’amour et le sentiment du beau revêtirent dans l’esprit de l’homme des formes étrangères à la femme ; la douceur et les grâces furent flétries du nom d’efféminées ; cet attendrissement du cœur que nous recherchons auprès des femmes, et les délicatesses du sentiment que nous admirons dans leur âme, furent sacrifiés au culte de la beauté virile ; l’art imita la forme de l’homme comme la plus parfaite, et la reproduisit, savamment avec tous ses caractères dans les statues de Mars, d’Apollon, de Mercure, d’Hercule ou de Bacchus ; de son côté, la science donna toujours a la femme un rôle subordonné à celui de l’homme dans la création ; enfin ceux des sentiments humains qui, dans le monde chrétien, ont produit la chevalerie, la galanterie et toutes les institutions relatives à l’amour, à l’honneur et à la beauté, se déployèrent surtout dans les rapports et dans la société exclusive des hommes. »

Nous devons faire remarquer que si l’homme de l’antiquité n’est pas amoureux de la femme, si cet amour, au lieu de l’ennoblir, l’abaisse et constitue pour lui une faiblesse, presque une lâcheté et une honte, la passion de l’amour peut intéresser chez la femme. Aussi voyez-vous dans la littérature ancienne des amantes, surtout des amantes dédaignées, abandonnées, les Ariane, les Phèdre, les Médée, les Didon ; quant aux amoureux, si communs dans notre littérature, vous n’en trouvez pas chez les anciens. « Les anciens, dit Fontenelle, n’ont presque pas mis d’amour dans leurs drames, et quelques-uns les louent de n’avoir pas avili leur théâtre par de si petits sentiments. Pour moi, je pense qu’ils n’ont pas connu ce que l’amour pouvait produire, et qu’ils ne possédaient pas la science du cœur. » Les anciens possédaient fort bien la science du cœur sur la place publique ; mais le cœur, à cette époque, ne donnait qu’une importance secondaire, qu’un rang subalterne, à cette passion qui, chez les modernes, semble être devenue la passion principale. Droits de l’amour, noblesse de l’amour, autant d’expressions que les anciens n’auraient pu comprendre. Pour eux, l’amour n’était pas un droit qu’on pût revendiquer, parce que l’amour n’avait pas de sens social, ne jouait aucun rôle dans la vie publique, et que, devant ce peuple de citoyens et d’orateurs, les émotions de ce genre n’étaient pas de mise. L’amour leur apparaissait comme une fatalité, non comme une noblesse. Il était en quelque sorte au-dessous de l’épopée et de la tragédie antiques. Dans l’Iliade, nous voyons l’enlèvement d’une femme mettre aux prises Grecs etTroyens ; mais dans cette guerre que l’amour a allumée, au milieu des calamités qu’il a déchaînées, quel rôle effacé, méprisé que celui des amoureux, du beau Pâris et de la belle Hélène ! Dans les tragiques grecs, l’amour tient peu de place ; plus le poëte est ancien, moins l’'amour se montre dans ses drames. Il n’y a pas d’amour dans le vieil Eschyle ; il y en a très-peu dans Sophocle. « L’Antigone de Sophocle, dit M. Saint-Marc Girardin, montre l’usage que l’ancien théâtre faisait de l’amour. Il aimait mieux représenter l’amour comme une divinité que comme une passion ; il aimait mieux chanter avec terreur sa puissance irrésistible que d’exprimer ses angoisses ou ses plaisirs. C’est le chœur qui disait combien l’amour est redoutable aux humains ; ce n’étaient pas les amants eux-mêmes qui le révélaient par leurs transports. De toutes les passions du cœur humain, l’amour est, dans la tragédie antique, celle qui a gardé le plus longtemps la forme lyrique, et qui est entrée la dernière, pour ainsi dire, dans le drame. »

Un autre trait qui sépare l’antiquité du moyen âge et des temps modernes au point de vue de l’amour, c’est que dans les héroïnes de l’amour antique, cette passion douce ou violente, heureuse ou malheureuse, pure ou impure, se montre simple, fatale, irrésistible, tandis que l’amour moderne, moins voisin de la nature, s’accompagne d’une agitation intérieure et d’un trouble moral, qui contribuent singulièrement à le rendre dramatique. L’âme humaine, dans l’antiquité, ne semble pas en lutte avec le corps. Il n’y a pas deux hommes dans le moi des anciens, il n’y en a qu’un ; le cœur ne se sent pas responsable des sentiments auxquels il s’abandonne ; la passion ne connaît pas le frein intérieur ; elle n’éprouve pas le besoin de s’interroger et de s’examiner elle-même pour s’accuser ou se justifier ; elle ne se prend pas tour à tour pour une vertu et pour un vice ; elle se croit invincible et inévitable. C’est surtout par les scrupules, par les inquiétudes et les tristesses de la conscience que l’amour, chez les modernes, a pris un caractère nouveau et original. Il est curieux de voir dans l’Odyssée cette Hélène, dont les charmes ont causé de si grandes calamités, vivant en paix auprès de son époux qui l’a reprise, heureuse et tranquille comme elle l’était avant que Paris l’eût enlevée. Transportez cette situation dans le monde moderne, et le poëte ne manquera pas de nous montrer cette Hélène portant en elle un foyer de remords, et combattue sans cesse entre la puissance des souvenirs et les justes craintes de sa conscience. L’air calme et l’apparence de chasteté que la passion prend chez tous les poëtes de l’antiquité viennent peut-être de cette absence d’orages dans le cœur de la femme. Virgile, le premier, avec sa Didon, nous a donné comme un avant-goût des amours modernes ; les combats qui troublent le cœur de la reine de Carthage ; cet amour pour Sichée, qui ne s’est pas arrêté au tombeau : cette invocation de la pudeur, tout cet épisode s’éloigne de l’amour antique tel que nous le trouvons peint dans Homère, dans Sophocle et même dans Euripide.

Deux grandes influences ont révolutionné l’amour antique : le christianisme et les mœurs des peuples du Nord. Le christianisme a donné à la femme une personnalité en lui donnant une conscience ; il lui a donné des droits en lui donnant des devoirs ; elle a pu prendre une large place dans l’histoire et les légendes de cette cette religion. Quant aux mœurs des nations barbares, elles présentent deux traits remarquables : d’une part, le respect général qu’inspirent les femmes ; de l’autre, l’ascendant particulier qu’exercent les héroïnes et les prêtresses.

Ces deux traits ont contribué à établir dans la société germanique l’idée de l’égalité entre l’homme et la femme. La polygamie n’est pas étrangère aux mœurs des peuples du Nord, mais elle n’y est pas générale, et surtout elle n’entraîne pas, comme en Orient, l’asservissement et la reclusion des femmes. La femme, dans la société antique, est renfermée dans le gynécée, non pas seulement pour assurer sa pudeur, mais pour défendre sa faiblesse des périls et des soucis du dehors, réservés aux hommes comme seuls capables de les supporter. La femme du Nord est vraiment la compagne de l’homme dans le travail et dans le péril, dans la paix et dans la guerre, dans la vie et dans la mort. Du christianisme et des mœurs germaniques est né l’amour chevaleresque. « Ne nous étonnons pas, dit M. Saint-Marc-Girardin, que la chevalerie, fille des traditions germaniques et du christianisme, ait porté si haut le respect des femmes. Sa double origine l’y disposait. Chrétiens, les chevaliers trouvaient partout dans l’Evangile et dans l’histoire de l’Église la femme s’égalant à l’homme par la vertu et par la foi : ici, la divine sainteté de Marie ; là, l’intrépidité des martyres ou le pieux dévouement des vierges. Hommes du Nord, les chevaliers trouvaient aussi dans les mœurs et les traditions septentrionales la femme s’égalant à l’homme par la guerre, par la religion, par le conseil. » L’amour chevaleresque, c’est-à-dire l’amour devenu l’inspirateur des grandes actions, la source de l’honneur, la femme devenue la distributrice de la gloire, et, pour ainsi dire, la conscience du guerrier, voilà qui eût paru une singulière aberration aux anciens. L’association de l’amour et de l’héroisme, quel renversement de toutes les coneptions ! Rien, dans l’antiquité, ne ressemble, même de loin, à cette idée d’envisager l’estime d’une femme comme l’objet le plus élevé de l’activité humaine, et d’ériger l’amour en principe suprême de la moralité. Dans l’éducation des jeunes chevaliers, les dames avaient la grande part. C’étaient elles qui étaient chargées de leur apprendre le catéchisme et l’art d’aimer, la religion et la galanterie, deux sciences qui semblent s’exclure, et que la chevalerie remettait aux mains des femmes, sans doute pour tempérer l’une par l’autre. Suivant ces docteurs de la nouvelle espèce, l’amant « qui entendait loyalement servir une dame était sauvé. » C’était donc pour s’entendre à loyalement servir les dames et Dieu du même coup que le page s’exerçait à être courageux, hardi, adroit, généreux, poli, aimable, galant enfin. Mais cette galanterie, qui s’adressait d’abord à toutes les dames, prenait bientôt un objet particulier et devenait de l’amour. Cet amour n’effrayait pas les docteurs de la chevalerie : c’était un des degrés de l’éducation : « Il faut aimer, disaient-ils, pour mieux en valoir et non jamais pour en empirer… » Une fois qu’il avait choisi une dame, le jeune chevalier devenait plus valeureux et plus avenant ; il avait soin d’être élégant dans ses habits, bien chaussé et bien coiffé surtout. Une dame ne prenait jamais pour amant le lâche qui fuyait le péril, ou l’avare qui fuyait la dépense. Le moyen âge avait fait de l’amour le principe de la chevalerie ; il essaya même d’en faire une sorte d’institution à côté du mariage et même contre le mariage.(V. plus haut Cours d’amour.) Selon le code des Cours d’amour, l’amour était impossible dans le mariage, car dans l’amour tout devait être de grâce et de faveur, tandis que dans le mariage tout était de droit.

Avec le moyen âge finit l’amour chevaleresque proprement dit. Sous l’influence de la Renaissance, il se confond avec l’amour platonique, remis en honneur par les érudits du XVe siècle ; il se transforme en amour romanesque, en galanterie.

L’entrée des femmes dans le monde, ou, pour parler plus exactement, dans la bonne compagnie qui se forme à mesure que se répand le goût des lettres et de la conversation, est l’événement le plus important de l’histoire de l’amour à cette époque. « Les femmes, dit M. Saint-Marc Girardin, devaient se servir de l’amour platonique pour régner dans le monde lettré du XVIe siècle, comme elles s’étaient servies de la chevalerie pour régner dans le monde féodal du moyen âge, et, tout en prenant la doctrine platonique comme une autorité qui leur était favorable, elles devaient aussi, en adoucissant cette doctrine, la plier aux usages du monde élégant qu’elles allaient fonder. Elles devaient enfin, mêlant ensemble les idées de la chevalerie et de l’amour platonique, composer une science ou un art nouveau, qui s’appela la galanterie et qui garda longtemps son sens honnête et grave. Cette prépondérance croissante des femmes, qui commence au XVIe siècle et qui s’accomplit vers le milieu duXVIIe siècle, a, pour ainsi dire, trois degrés principaux marqués par trois grands romans qui ont eu une grande influence sur les idées et sur le ton du monde ; l’Amodia, qui représente l’amour chevaleresque qui s’adoucit et même qui s’effémine ; l’Astrée, qui mêle l’amour platonique à l’amour chevaleresque, sous le nom d’amour pastoral ; la Clélie enfin, qui est le code de la galanterie honnête, et qui marque l’apogée de la prépondérance des femmes dans le monde et dans la littérature. Dans l’Amadis, les rudes chevaliers du moyen âge sont devenus des amoureux sans cesser d’être grands batailleurs. Dans l’Astrée, les amoureux de l’Ainadis deviennent des bergers spirituels et