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LXVI
PRÉFACE.

physionomie de la langue au moment actuel ? Les immortels écrivains du XVIIe siècle ont fixé notre idiome, lui ont donné sa forme nationale ; mais ceux de notre époque l’ont assoupli, étendu, plié aux innombrables besoins de l’esprit et de la pensée, et il n’est peut-être pas d’expression qui n’ait revêtu sous leur plume une forme neuve, qui n’ait été enrichie de quelque acception aussi juste que pittoresque. Pourquoi donc, comme presque tous nos devanciers l’ont fait, bannir ces écrivains d’un domaine qu’ils ont si heureusement contribué à cultiver et à fertiliser ? Nous leur avons, au contraire, réservé une large place, convaincu que les V. Hugo, les Lamartine, les Alfred de Musset, les Th. Gautier, les Villemain, les Sainte-Beuve, les G. Sand, les Balzac, les Alex. Dumas, les Proudhon, les Henri Martin, les V. Cousin, et tant d’autres que nous pourrions citer, valent bien la plupart de ces fades et insipides auteurs du XVIIIe siècle et du commencement du XIX, qui partageaient avec Corneille, Racine, Bossuet, Fénelon, La Bruyère, Boileau, La Fontaine, Molière, etc., le monopole des exemples à fournir pour asseoir les différents sens des mots. Tout écrivain de talent, à quelque temps, à quelque opinion et à quelque spécialité qu’il appartienne, a payé son tribut à nos colonnes. Par elle-même, la langue n’a point de doctrine fixe, puisqu’elle doit servir d’instrument à l’athée comme au dévot le plus fanatique, au révolutionnaire le plus exalté comme au partisan de l’immobilisme, et une sorte d’éclectisme est le seul système qui puisse lui convenir.

Parlons maintenant de la partie étymologique, à laquelle le Grand Dictionnaire a voulu donner de très-amples développements. Parmi les sciences nouvelles auxquelles le XIXe siècle s’honore avec raison d’avoir donné naissance, il en est une qui attire tout d’abord l’attention par la rapidité avec laquelle elle s’est créée et par la fécondité des résultats auxquels elle a conduit ; nous voulons parler de la philologie comparée, qui ne date que d’hier et qui, cependant, a pris rang immédiatement à côté de l’histoire, de l’anthropologie, de l’ethnographie, de la mythologie, pour lesquelles elle est désormais un auxiliaire indispensable. Comme toute science, la philologie comparée, la linguistique, a passé par des phases transitoires avant d’arriver à l’état de science constituée. Mais aucune, peut-être, n’a franchi en moins de temps ces périodes, qui sont les âges du savoir humain, les étapes de l’intelligence. On peut dire sans exagération que tous les progrès sérieux, positifs, qu’a faits la linguistique, se sont accomplis dans l’espace de cinquante années, comprises entre l’apparition de la Grammaire comparée de Bopp (16 mai 1816) et nos jours.

Ce n’est pas à dire, cependant, que le langage n’ait jamais préoccupé l’attention des hommes avant cette époque. Au contraire, nous retrouvons des traces extrêmement anciennes de ces préoccupations. Mais, de même que la chimie n’a commencé à exister qu’à partir du moment où elle s’est dégagée des théories sans fondement et des notions empiriques de l’alchimie, de même la linguistique ne s’est fondée que lors de l’introduction de la méthode scientifique dans ce terrain où s’étaient perdus auparavant tant de rêveurs. Comme nous venons de le dire, la linguistique date de la publication de la Grammaire de Bopp, qui gardera l’éternel honneur d’avoir posé cette science sur une base solide, et d’avoir ensuite pris une part des plus actives à son développement.

Les peuples anciens se préoccupèrent, à leur manière, de ce phénomène merveilleux, la parole ; les brahmanes indiens, par exemple, dans les hymnes des Védas, élevèrent, nous apprend M. Max Müller, la parole au rang d’une divinité. Dans les Brahmanas, la parole est appelée la vache, le souffle est appelé le taureau, et l’esprit humain est présenté comme leur progéniture. Mais un peu plus tard on abandonna ces idées mystiques, et l’étude de la grammaire fut instituée par les brahmanes d’une façon qui n’a jamais été surpassée, du moins sous le rapport de la minutie. « L’idée, dit M. Max Müller, de réduire une langue tout entière à un petit nombre de racines, qu’en Europe, au XVIe siècle, Henri Estienne tenta de réaliser le premier, était parfaitement familière aux brahmanes, au moins cinq cents ans avant Jésus-Christ. » Les grammairiens grecs, représentés par les deux écoles d’Alexandrie et de Pergame, ont exécuté des travaux grammaticaux qui, aujourd’hui encore, ne sont pas sans valeur. Chez les Romains, ces études furent également cultivées avec grand succès ; il nous suffira de rappeler les noms de Varron, de Lucilius, de Festus, de Quintilien, de Priscien, etc. Si maintenant nous sortons de l’antiquité, nous retrouvons toujours la méthode empirique en vigueur, mais successivement transformée par les notions, de plus en plus étendues, acquises par la connaissance des nouvelles langues. Il faudrait plusieurs volumes pour faire l’histoire de la linguistique avant le XIXe siècle  : nous nous bornerons à nommer Vossius, les Estienne, Pasquier, Bochart, Ménage, Huet, de Brosses, Court de Gébelin, Fabre d’Olivet, Larcher, Turgot, etc., qui, même de nos jours, ont encore, hélas ! des disciples obstinés qui refusent de se rendre à l’évidence.

De très-bonne heure, ces précurseurs de la linguistique voulurent chercher un lien de parenté entre les différentes langues qui leur étaient accessibles. Ces préoccupations donnèrent naissance aux systèmes les plus fantastiques et les plus inconciliables. Mais ces tendances latentes dénotaient déjà un véritable progrès ; ces aspirations intuitives furent satisfaites par une découverte inespérée, celle de la langue sanscrite, dont la connaissance positive ne date chez les Européens que de la fondation de la Société asiatique de Calcutta, en 1784. Dès lors le rôle des précurseurs est fini ; celui des initiateurs commence : William Jones, Carey, Wilkins, Forster, Colebrooke, etc., sont les glorieux promoteurs du mouvement. L’étude du sanscrit démontra immédiatement sa parenté étroite avec la plupart des idiomes de l’Europe (postérieurement