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LXXIV
PRÉFACE.

que nous la croyons en harmonie avec la tendance et les aspirations du siècle. Nous sommes de ceux qui ont les regards fixés sur l’avenir, qui savent rendre justice au passé, mais qui n’en regrettent rien, et qui, surtout, ne voudraient en voir relever les ruines par quelque expédient que ce soit. Nous le savons, nous le voyons tous les jours, on s’ingénie à étayer les vieux appuis qui en soutiennent encore quelques parties ; on met tout en usage pour prolonger de quelques moments l’existence d’un monde qui croule de toutes parts ; on s’épuise en efforts impuissants pour galvaniser un cadavre ; mais les temps approchent où un âge nouveau, complètement affranchi des langes du passé, verra s’inaugurer l’ère d’une transformation totale des sociétés. Le germe enfanté par 89 est impérissable ; il serait déjà arraché, s’il avait pu l’être ; mais, semblable à ces ressorts ingénieux dont une extrémité se relève quand on presse sur l’autre, il ne paraît étouffé parfois que pour regagner en quelques jours plusieurs années perdues, sous l’influence d’une végétation mystérieuse, puissante et irrésistible. Le soleil a ses éclipses, la liberté peut avoir aussi les siennes, jusqu’au jour où, dégagée irrévocablement de toute entrave, la grande exilée ne se vengera qu’en versant des torrents de lumière sur ses obscurs blasphémateurs.

Nous venons de parler longuement de l’œuvre, disons quelques mots de l’humble ouvrier ; aussi bien ce ne sera pas un sentiment de vanité qui guidera notre plume. Notre prétention va se borner à prouver que l’édification du Grand Dictionnaire n’est pas une œuvre d’industrialisme, et à rassurer ceux de nos souscripteurs dans l’esprit desquels la confiance a pu être un instant ébranlée. Nos lois, nos mœurs — et que Dieu en soit béni ! — ont toujours accordé les plus grandes immunités à l’homme injustement attaqué et qui se défend. C’est de cette liberté trois fois sainte que nous réclamons ici le bénéfice. Notre désintéressement a été suspecté. Dans cette atmosphère de mercantilisme qui infecte aujourd’hui toutes les rues de la grande cité ; par ce temps de publications mercenaires et malsaines où la moralité n’est rien, où le charlatanisme est tout, on n’a pas voulu croire qu’il pût exister, au XIXe siècle, un homme assez sot pour sacrifier sa vie, sa fortune, sa santé, à l’accomplissement d’une œuvre honnête et convaincue. Ne pouvant se résoudre à voir en lui un Caton, on a cherché à en faire une sorte de Barnum littéraire fondant sa cuisine sur la crédulité publique.

Voilà ce qui nous pèse lourdement sur le cœur, et ce qui, nous l’espérons, justifiera aux yeux des plus délicats les détails intimes dans lesquels notre dignité blessée nous oblige à entrer. Au premier jour de son apparition, alors que l’embryon était encore enfermé dans l’œuf, le Grand Dictionnaire a soulevé contre lui les défiances les plus vives. Malgré l’intention que nous en avions d’abord, nous ne donnerons pas ici un échantillon des aménités qui nous ont été prodiguées par des plumes qui confiaient bravement à la poste ce virus anonyme ; mais l’auteur du Grand Dictionnaire va mettre à nu sa propre personnalité, établir le bilan de ses travaux et de ses ressources, montrer enfin à ses souscripteurs qu’il est de la famille de ce Romain qui désirait que sa maison fût de verre et établie au beau milieu du Forum. Ces détails, nous le savons, sont inusités et paraîtront peut-être insolites à certains esprits susceptibles. Mais l’œuvre dont nous écrivons ici la préface, et qui est avant tout un livre de conscience et de bonne foi, ne se pique pas de suivre les voies battues ; elle est éminemment originale dans la pensée, dans la conception, elle doit l’être aussi dans ses moyens de défense. Nous sommes donc heureux de pouvoir emprunter au journal l’Yonne la notice biographique suivante, publiée par M. Lobet, rédacteur en chef de cette feuille estimable :

« M. Pierre Larousse est né vers la fin de 1817, à Toucy, petit canton de la basse Bourgogne, d’un père et d’une mère qui se préparent à célébrer dans quelques mois leur cinquantaine. Cette rareté sans doute ne constitue pas au rejeton un brevet de centenaire ; elle est cependant de nature à rassurer les passagers qui pouvaient craindre que Jason ne les laissât en route à la merci des flots. Son enfance a été des plus laborieuses ; à peine a-t-il entrevu les jeux et les plaisirs du jeune âge. À quinze ans, toutes les idées recueillies dans les ouvrages de Voltaire, Rousseau, Diderot, d’Alembert, Montesquieu, fermentaient pêle-mêle dans sa tête, et déjà il entrevoyait confusément le plan de son travail encyclopédique. Jean-Jacques rapporte dans ses Confessions qu’il lisait Plutarque après souper, en compagnie de son père : « Bientôt, dit-il, l’intérêt devint si vif que nous lisions tour à tour sans relâche et passions les nuits à cette occupation. Nous ne pouvions jamais quitter qu’à la fin du volume. Quelquefois mon père, entendant le matin les hirondelles, disait tout honteux : Allons nous coucher, je suis plus enfant que toi. » C’était le chant matinal de l’alouette qui forçait le futur auteur du Grand Dictionnaire à éteindre sa lampe, car c’est à la campagne que son enfance s’est écoulée. À vingt ans, après des études sérieuses terminées à Versailles, il fondait une institution dans son pays natal. Mais son imagination ardente subissait la fascination que Paris exerce irrésistiblement sur tous les esprits avides de s’instruire. À vingt-deux ans, il arrivait dans la capitale, muni de quelques billets de mille francs seulement, et, dès lors, les cours de la Sorbonne, du Collège de France, de l’Observatoire, du Muséum et du Conservatoire des arts et métiers n’eurent pas d’auditeur plus assidu. Tout était avidement recueilli, et chaque soir, à la bibliothèque Sainte-Geneviève (ce qui l’avait fait surnommer le bibliothécaire par ses compagnons d’hôtel), le fervent adepte des Nisard, des Saint-Marc Girardin, des Michelet, des Quinet, des Cousin, des Arago, des Flourens, etc., classait, mettait en ordre son butin et digérait laborieusement cette forte nourriture hâtivement amassée durant le jour.

« Risquons ici quelques détails intimes sur cette vie du jeune travailleur, si rude, si difficile pour celui qui ne doit compter que sur Iui-même, et qui, une fois jeté, en quelque sorte perdu, au milieu de cette multitude indifférente, dans les mille