Page:Larousse - Grand dictionnaire universel du XIXe siècle - Tome 11, part. 2, Molk-Napo.djvu/404

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vements de son humeur fougueuse ; mais, jeté dans la carrière de la force, c’est-à-dire dans celle des armes, y apportant la faculté souveraine de découvrir d’un coup d’œil ce qu’il fallait faire pour vaincre, il arriva d’un premier élan à la domination de l’Italie ; d’un second, à la domination de la République ; d’un troisième, à la domination de l’Europe, et quel miracle alors que cette nature que Dieu avait faite si prompte, que la victoire avait faite plus prompte encore, fût brusque, impétueuse, dominatrice, absolue dans ses volontés ! Si, hors du champ de bataille, il se prêtait quelquefois aux ménagements qu’exigent les affaires civiles, c’était au sein du conseil d’État, et là même il tranchait les questions avec une sagacité rare, une sûreté de jugement qui étonnaient, subjuguaient ses auditeurs, excepté dans quelques cas très-rares, où l’insuffisance de son savoir, quelquefois aussi la passion, l’avaient un moment égaré. Tout avait donc concouru, la nature et les événements, pour faire de ce mortel le plus absolu, le plus impétueux des hommes. Pourtant, en suivant son histoire, ce n’est pas tout de suite et tout entière qu’on voit se déployer cette nature si fougueusement dominatrice. Maigre, taciturne, triste même dans sa jeunesse, triste de cette ambition concentrée qui se dévore jusqu’à ce qu’elle éclate au dehors et arrive au but de ses désirs, il prend peu à peu confiance en lui-même, se montre parfois tranchant comme un jeune homme, reste morose néanmoins ; puis, lorsque l’admiration commence à se manifester autour de lui, il devient plus ouvert, plus serein, se met à parler, perd sa maigreur expressive, se dilate en un mot. Consul à vie, empereur, vainqueur de Marengo et d’Austerlitz, ne se contenant plus guère, mais toutefois se contenant encore, il semble à l’apogée de son caractère, et, n’ayant alors qu’un demi-embonpoint, il rayonne d’une régulière et mâle beauté. Bientôt, voyant les peuples se soumettre, les souverains s’abaisser, il ne compte plus ni avec les hommes ni avec la nature. Il ose tout, entreprend tout, dit tout, devient gai, familier, intempérant de langage, s’épanouit complètement au physique et au moral, acquiert un embonpoint excessif qui ne diminue en rien sa beauté olympienne, conserve dans un visage élargi un regard de feu, et si de ces hauteurs où on est habitué à le voir, à l’admirer, à le craindre, à le haïr, il descend pour être rieur, familier, presque vulgaire, il y remonte d’un trait après en être descendu un instant, sachant ainsi déposer son ascendant sans le compromettre ; et quand enfin on le croirait moins actif ou moins hardi, parce que son corps semble lui peser ou que la fortune cesse de lui sourire, il s’élance plus impétueux que jamais sur son cheval de bataille, prouvant que, pour son âme ardente, la matière n’a point de poids, le malheur d’accablement.

Telle fut cette nature extraordinaire dans ses développements successifs. Maintenant, si on considère Napoléon sous le rapport des qualités morales, il est plus difficile à apprécier, parce qu’il est difficile d’aller découvrir la bonté chez un soldat toujours occupé à joncher la terre de morts, l’amitié chez un homme qui n’eut jamais d’égaux autour de lui, la probité enfin chez un potentat qui était maître des richesses de l’univers. Toutefois, quelque en dehors des règles ordinaires que fût ce mortel, il n’est pas impossible de saisir çà et là certains traits de sa physionomie morale.

La promptitude était son caractère en toutes choses. Il s’emportait, mais revenait avec une facilité merveilleuse, presque honteux de son emportement, en riant lui-même s’il le pouvait sans manquer de maintien, et rappelant, caressant du geste ou de la voix l’officier qu’il avait désolé par un éclat de sa colère. Quelquefois aussi, ses colères étaient feintes et destinées à intimider des subalternes infidèles à leur devoir. Mais, sincères, elles n’avaient que la durée d’un éclair ; feintes, la durée du besoin. Dès qu’il cessait de commander et d’avoir à contenir ou à exciter les hommes, il devenait doux, simple, équitable, de cette équité d’un grand esprit qui connaît l’humanité, apprécie ses faiblesses et les lui pardonne, parce qu’il les sait inévitables. À Sainte-Hélène, dépouillé de tout prestige, ne pouvant plus rien pour personne, n’ayant sur ses compagnons d’infortune que l’ascendant de son esprit et de son caractère, Napoléon ne cessa de les dominer d’une manière absolue, se les attacha par une bonté inaltérable, à ce point qu’après l’avoir craint la plus grande partie de leur vie, pendant l’autre ils l’aimèrent. Sur les champs de bataille, il s’était fait une insensibilité, on peut dire effroyable, jusqu’à voir sans émotion la terre couverte de cent mille cadavres, car jamais le génie de la guerre n’avait poussé aussi loin l’effusion du sang humain. Mais cette insensibilité était de profession, si on ose ainsi parler. Souvent, en effet, après avoir rempli un champ de bataille de toutes les horreurs de la guerre, Napoléon le parcourait le soir pour faire lui-même ramasser les blessés, ce qui pouvait n’être qu’un calcul ; mais, ce qui n’en était pas un, il se jetait quelquefois à bas de cheval pour s’assurer si, dans un mort apparent, ne restait pas un être prêt à revivre. À Wagram, apercevant un beau jeune homme, revêtu de l’armure des cuirassiers, étendu par terre, le visage presque couvert d’un caillot de sang, il descendait vivement de cheval, soulevait la tête du blessé, l’appuyait sur son genou et, avec un spiritueux actif, réveillant la vie près de s’éteindre : « Il en reviendra, disait-il en souriant… c’est autant de sauvé ! » Ce ne sont pas là, certes, les mouvements d’une âme impitoyable.

Ordonné jusqu’à l’avarice, disputant un centime à des comptables, il distribuait des millions à ses serviteurs, à ses amis, à des malheureux.

Ayant peu d’instants à donner aux affections privées, les écartant même par la distance à laquelle il s’était mis des autres hommes, il s’attachait néanmoins avec le temps, s’attachait fortement, jusqu’à devenir indulgent, presque faible pour ceux qu’il aimait. C’est ainsi qu’à l’égard de ses proches, souvent irrité par leurs prétentions et se montrant dur alors, il ne pouvait souffrir leur air chagrin, et, pour les voir contents, faisait quelquefois ce qu’il savait mauvais. Ne ressentant pour l’impératrice Joséphine qu’un goût que le temps avait dissipé, qu’une estime que beaucoup de légèretés avaient diminuée, il conserva pour elle, même après son divorce, une tendresse profonde. Il accorda quelques larmes à Duroc, mais en les cachant comme une faiblesse.

Quant à la probité, on ne sait comment la saisir chez un homme qui, à peine arrivé au commandement, disposa de richesses immenses. Devenu général en chef de l’armée d’Italie, maître des trésors de cette riche contrée, il mit d’abord son armée dans l’abondance, envoya à l’armée du Rhin de quoi la tirer de la misère, ne prit rien pour lui, tout au plus de quoi acheter une petite maison rue de la Victoire, qu’une année de ses appointements aurait suffi à payer, et, s’il fût mort en Égypte, il aurait laissé une veuve sans fortune. Était-ce fierté d’âme, dédain des jouissances vulgaires, honnêteté enfin ? Probablement, il y avait de tout à la fois dans cette espèce d’abstinence, qui ne fut pas sans exemple parmi nos généraux, mais qui alors, comme toujours, n’était pas commune. Il poursuivait l’improbité aveu un acharnement inexorable, ce qui pouvait tenir à l’esprit d’ordre qu’il apportait en toutes choses ; mais, ce qui était mieux et ce qui approchait de la vraie probité, c’était le goût de la probité elle-même quand il la rencontrait ; c’était un véritable amour des honnêtes gens, poussé jusqu’à se complaire dans leur compagnie et à le leur témoigner avec une sorte de vivacité.

Pourtant, cet homme que Dieu, après l’avoir fait si grand, avait fait bon aussi, n’avait rien de la vertu, car la vertu consiste à se tracer du devoir une idée absolue, à lui soumettre tous ses penchants, à lui immoler tous ses appétits, moraux ou physiques, et ce ne pouvait être le cas de sa nature, la moins contenue qui fut jamais. Mais s’il n’eut à aucun degré ce qu’on appelle la vertu, il eut certaines vertus d’état, et notamment celles qui appartiennent au guerrier et au gouvernant. Il était sobre, ne donnait presque rien aux satisfactions des sens ; sans être chaste, il ne fut jamais surpris dans un grossier libertinage, ne passait (hors les repas d’apparat) que peu d’instants à table, couchait sur la dure, avec un corps plutôt débile que fort, supportait sans s’en apercevoir des fatigues auxquelles auraient succombé les soldats les plus vigoureux, devenait capable de tout quand son âme était excitée par la poursuite des grandes choses, faisait mieux que de braver le péril, n’y pensait pas, et, sans le rechercher ni l’éviter, se trouvait partout où sa présence était nécessaire pour voir, diriger, commander enfin. Si tel était chez lui le caractère du soldat, celui du général en chef n’était pas moins rare. Jamais on ne supporta les anxiétés d’un immense commandement avec plus de sang-froid, de vigueur, de présence d’esprit. Si, quelquefois, il était bouillant, colère même, c’est qu’alors « tout allait bien, » comme disaient les officiers habitués à son humeur. Dès que le danger paraissait sérieux, il devenait calme, doux, encourageant, ne voulant pas ajouter au trouble qui naissait des circonstances celui qui serait résulté de ses emportements ; il se montrait d’une sérénité parfaite, par l’habitude de se dominer dans les situations graves, de calculer la portée des périls, de trouver le moyen d’en sortir et de dompter ainsi la fortune. Né pour les grandes extrémités et en ayant pris une habitude sans égale, lorsqu’il s’était mis, par la faute de son ambition, dans des positions affreuses, on le voyait assister, en 1814 par exemple, au suicide de sa propre grandeur avec un incroyable sang-froid, espérant encore quand personne n’espérait plus, parce qu’il découvrait des ressources où personne n’en soupçonnait, et, en tout cas, s’élevant sur les ailes du génie au-dessus de toutes les situations qui pouvaient lui échoir, avec la résignation d’un esprit qui se rend justice et accepte le prix mérité de ses fautes. Tel fut, selon nous, ce mortel si étrange, si divers, si multiple. Si, dans les traits principaux de ce caractère, on peut en détacher un plus saillant que les autres, c’est évidemment l’intempérance, morale, bien entendu. Prodige de génie et de passion, jeté dans le chaos d’une révolution, il s’y déploie, s’y développe, la domine, se substitue à elle et en prend l’énergie, l’audace, l’incontinence. Succédant à des gens qui ne se sont arrêtés en rien, ni dans la vertu ni dans le crime, ni dans l’héroïsme ni dans la cruauté, entouré d’hommes qui n’ont rien refusé à leurs passions, il ne refuse rien aux siennes. Ils ont voulu faire du monde une république universelle, il en veut faire une monarchie également universelle ; ils en ont fait un chaos, il en fait une unité presque tyrannique ; ils ont tout dérangé, il veut tout arranger ; ils ont voulu braver les souverains, il les détrône ; ils ont tué sur l’échafaud, il tue sur les champs de bataille, mais en cachant le sang sous la gloire ; il immola plus d’hommes que jamais n’en ont immolé les conquérants asiatiques et, sur les terres restreintes d’Europe, couvertes de populations résistantes, il parcourt plus d’espace que les Tamerlan, les Gengiskan n’en ont parcouru dans les terrains vides de l’Asie.

L’intempérance est donc le trait essentiel de sa carrière. De là il résulte que ce profond capitaine, ce sage législateur, cet administrateur consommé fut le politique, nous dirions le plus fou, si Alexandre n’avait pas existé. Si la politique n’était qu’esprit, certes rien ne lui eût manqué pour surpasser les hommes d’État les plus raffinés. Mais la politique est caractère encore plus qu’esprit, et c’est par là que Napoléon pèche. Ah ! lorsque jeune encore, n’ayant pas soumis le monde, il est obligé et résigné à compter avec les obstacles, il se montre aussi rusé, aussi fin, aussi patient qu’aucun autre ! Descendant, en 1796, en Italie avec une faible armée, ayant à s’attacher les populations, il protège les prêtres, ménage les princes, quoi qu’en puissent dire les républicains de Paris. Transporté en Orient, ayant à craindre l’antipathie musulmane, il cherche à s’attirer les cheiks arabes, leur fait espérer sa conversion, quoi qu’en puissent dire les dévots de Paris, et réussit ainsi à se les attacher complètement. Plus tard, appliqué à une œuvre bien différente, celle du concordat, il s’applique, par un prodigieux mélange d’adresse et d’énergie, à vaincre les préjugés de Rome et, ce qui les vaut bien, les préjugés des philosophes. Tout ce qu’il lui fallut en cette occasion de finesse, d’art, de constance, de force, nous l’avons exposé ailleurs, et de manière à prouver que rien ne lui manqua en fait de génie politique. Mais il n’était pas le maître, alors, il se contenait ! Devenu tout-puissant, il ne se contint plus, et du politique il ne lui resta que la moindre partie, l’esprit : le caractère avait disparu.

Pourtant, ajoutons pour son excuse que, si la politique est quelque part hors de saison, c’est dans une révolution. Qui dit politique dit respect et lent développement du passé ; qui dit révolution, au contraire, dit rupture complète et brusque avec le passé. La vraie politique, en effet, c’est l’œuvre des générations en transmettant un dessein, marchant à son accomplissement avec suite, patience, modestie s’il le faut, ne faisant vers le but qu’un pas, deux au plus dans un siècle, et jamais n’aspirant à y arriver d’un bond : c’est l’œuvre d’Henri IV projetant, après avoir contenu les partis, d’abaisser les maisons d’Espagne et d’Autriche, unies par le sang et par l’ambition, transmettant ce grand dessein à Richelieu, qui le transmet à Mazarin, qui le transmet à Louis XIV, lequel le poursuit jusqu’à ce que, en plaçant à tout risque son petit-fils sur le trône d’Espagne, il sépare à jamais l’Espagne de l’Autriche ; c’est, en Prusse, l’œuvre du grand électeur commençant l’importance militaire de sa nation, suivi d’abord de l’électeur Frédéric III qui prend la couronne, puis de Frédéric-Guillaume Ier qui, pour soutenir le nouveau titre de sa famille, s’applique à créer une armée et un trésor ; enfin, de Frédéric le Grand qui, le moment de la crise venu, ajoutant l’audace à la longueur des desseins, fonde, après un duel de vingt ans avec l’Europe, la grandeur de la Prusse, et fait d’un petit électorat l’une des plus importantes monarchies du continent.

Il ne faut donc pas s’étonner si Napoléon, despote et révolutionnaire à la fois, ne fut point un politique ; car, s’il se montra un moment politique admirable en réconciliant la France avec l’Église, avec l’Europe, avec elle-même, bientôt, en s’emportant contre l’Angleterre, en rompant la paix d’Amiens, en projetant la monarchie universelle après Austerlitz, en entreprenant la guerre d’Espagne, qu’il alla essayer de terminer à Moscou, en refusant la paix de Prague, il fut pire qu’un mauvais politique, il présenta au monde le triste spectacle du génie descendu à l’état d’un pauvre insensé. Mais, il faut le reconnaître, ce n’était pas lui seul, c’était la Révolution française qui délirait en lui, en son vaste génie. (Thiers, Hist. du Consulat et de l’Empire.)

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L’idole est tombée, l’homme est démasqué. La haine et le mépris ont succédé à l’amour et à l’admiration dont il a été longtemps l’objet ; l’idolâtrie qui l’avait placé presque sur un autel restera à jamais comme un exemple de l’étourdissement que la gloire militaire produit dans les esprits ; et du long succès que peut obtenir une grande fausseté historique. De ses œuvres, de sa correspondance, de ses mémoires, du détail connu de sa conduite, de tout ce que des travaux récents ont recueilli, il se dégage maintenant un caractère qui se définit en trois mots : l’égoïsme comme mobile, le mensonge et le charlatanisme comme procédés, la domination comme fin.

Il se montra brutal dans la prospérité, pitoyable dans la mauvaise fortune. Loquace, emporté, tranchant, présomptueux, il s’est mêlé de tout, il s’est trompé sur tout : il y aurait à faire un volumineux recueil des opinions ridicules et des sottises authentiques tombées de ses lèvres. Ce qui est le signe certain d’un esprit malade, il ne tenait aucun compte de la nature des choses ; non-seuleînent la morale n’existait pas pour lui, il ne faisait nul cas des droits des hommes et de la puissance des idées, il méprisait assez les uns et les autres pour croire que par la terreur, la fourberie et la violence il viendrait à bout de tout, mais il méconnut jusqu’à la fin les limites du possible, il se précipita tête baissée dans l’extravagance ; sa force de calcul appliquée aux détails ne servait qu’à lui justifier sa folie, et ses paroles, ses rêves insensés, même après Waterloo, attestent qu’à cet égard son mal était incurable. (République française, 15 janvier 1873.)

« … La fortune, lui dis-je, peut se lasser une seconde fois, comme elle s’est lassée en 1812. En temps ordinaire, les armées ne forment qu’une fraction infime de la population ; aujourd’hui, vous appelez sous les armes des nations entières, et votre armée actuelle n’est-elle pas formée par un appel de classe anticipé ? J’ai vu vos soldats, ce sont des enfants. Vous supposez la nation convaincue que vous lui êtes nécessaire, mais la réciproque n’est-elle pas aussi vraie ? Et quand la génération enlevée par un appel anticipé aura disparu, appellerez-vous encore la classe suivante ? »

Ces mots provoquèrent la colère de Napoléon ; il pâlit, son visage se décomposa. « Vous n’êtes pas militaire, me dit-il d’un ton irrité, et vous ne savez pas ce que c’est que l'âme d’un soldat. J’ai grandi dans les camps, et un homme comme moi se soucie peu (je n’ose me servir ici de l’expression beaucoup plus énergique employée par Napoléon) de la vie d’un million d’hommes. »

En achevant ces mots, il jeta dans un coin de la chambre son chapeau qu’il tenait à la main. Je sus me contenir et, m’appuyant sur une console, je lui répondis, d’un ton naturellement un peu ému, après la parole que je venais d’entendre : « Pourquoi me choisissez-vous pour me dire cela entre quatre yeux ? Nous n’aurions qu’à ouvrir cette porte, et vos paroles retentiraient d’un bout à l’autre de l’Europe ! Ce n’est pas là le sujet qui m’amène, et un tel langage ne peut que vous nuire. »

Napoléon reprit son sang-froid et, baissant le ton, me dit des choses qui n’étaient pas moins dignes de remarque que celles que je viens de rapporter. « Les Français n’ont pas à se plaindre de moi ; pour les épargner, je fais tuer des Allemands et des Polonais. Dans la campagne de Moscou, j’ai perdu 300,000 hommes et, dans ce nombre, il n’y avait que 30,000 Français.

— Vous oubliez, sire, lui dis-je, que vous parlez à un Allemand. »

Napoléon se remit à marcher à côté de moi et, au second tour, il ramassa son chapeau qui était à ses pieds, puis il revint sur le chapitre de son mariage :

« Ainsi, dit-il, j’ai fait une joliment grosse sottise en épousant une archiduchesse d’Autriche ? — Puisque Votre Majesté veut savoir mon opinion, je lui dirai franchement que Napoléon le Conquérant en fait une.— L’empereur François veut-il donc détrôner sa fille ? — L’empereur, repartis-je, ne connaît que ses devoirs et saura les remplir : quel que puisse être le sort de sa fille, l’empereur est monarque avant tout, et l’intérêt de ses peuples sera toujours le premier mobile de ses déterminations. — Eh bien ! interrompit Napoléon, vous ne me dites rien qui puisse m’étonner, vous me confirmez dans l’opinion que j’ai fait fausse route et commis une faute irréparable en épousant l’archiduchesse ; je voulais fondre le passé avec le présent, les préjugés gothiques avec les institutions modernes ; je me suis trompé, et maintenant je vois toute l’étendue de mon erreur. Mon trône peut s’écrouler, mais j’ensevelirai le monde sous ses ruines.  » (Papiers de Metternich, 1813.)

On dit que, lors de la première nomination de Bonaparte au commandement de l’armée d’Italie, le Directoire n’avait pas le pouvoir ou la volonté de lui donner les moyens nécessaires pour qu’avec ses aides de camp il fît le voyage et parût d’une façon convenable au quartier général d’une grande armée. Dans cet embarras, il réunit tout ce que ses ressources, les contributions de ses amis et son crédit purent lui fournir, et s’adressa ensuite à Junot, jeune officier qui fréquentait les tables de jeu. Il lui confia tout l’argent qu’il avait pu réunir et qui formait une somme peu élevée, en le priant de tout perdre, ou de l’augmenter, dans une très-grande proportion avant le matin, parce que de son succès au jeu dépendait la possibilité de prendre le commandement de l’armée avec Junot comme aide de camp. Junot réussit au delà de ses espérances, et ayant gagné une