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pour appuyer ses projets d’éducation, les attribue fictivement aux Perses, ne peut être classée que parmi les romans. La philosophie n’a pas non plus dédaigné ce « genre », en admettant, au milieu de l’exposition des doctrines et pour les corroborer, des mythes qui ne sont que des fictions romanesques. « Tout peut être compris, dit très-bien M. de Salvandy, dans un genre qui, embrassant à la fois l’Emile et la Cyropédie, Gulliver et Tom Jones, Corinne et le Roman comique, les créations de Rabelais et le chef-d’œuvre de Cervantes, appartient en même temps à la pastorale par Paul et Virginie, à la politique par Bélisaire et Lascaris, à l’histoire par Ivanhoë et les Puritains d’Écosse, à l’épopée par le Télémaque et les Martyrs. Vaste comme l’imagination, changeant comme la société, le roman échappe à toute définition comme à toute entrave. Il pénètre avec Fontenelle dans le sanctuaire des sciences, il interroge l’antiquité sur les pas de Barthélémy ; ses limites ne sont autres que celles du sentiment et de la pensée ; son domaine est l’univers. Mesurant sa marche sur les progrès de la civilisation et enrichi par tout ce qui la développe, appauvri par tout ce qui l’altère, il réfléchit la vive image de cette reine du monde ; c’est là son vrai titre de gloire. » M. de Salvandy n’a voulu parler, comme étant trop récents, ni de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, ni de la Comédie humaine de Balzac, cette série d’études si profondes et si amères, et il ne pouvait prévoir ni les fantaisies humoristiques de Dickens et de Thackeray, ni les longues épopées d’aventures d’Alexandre Dumas, ni les décalques surprenants de vérité et d’observation des auteurs de Mme  Bovary, de Fanny et de l’Affaire Clemenceau, MM. Flaubert, Feydeau et Dumas fils ; s’il eût pu en parler, de quelle phrase sonore il aurait allongé sa période ! Étudions-le donc dans la variété de ses transformations, dans ses manifestations si opposées et si intéressantes, ce genre qui semble réunir tous les autres, mais étudions-le légèrement et comme à vol d’oiseau, afin de ne voir que l’ensemble et de ne pas nous perdre dans la multitude infinie des détails.

Le roman grec commence à la Cyropédie de Xénophon, écrite par un grand capitaine athénien, et s’achève aux Amours de Théagène et Chariclée, composés par un évêque catholique. Les Fables milésiennes, qui sont perdues, ne devaient pas être les moins remarquables de cette série, à en juger par celles que nous a conservées la traduction latine d’Apulée : l’Âne de Lucius et la fameuse Psyché ; cette œuvre seule suffirait à exciter nos regrets, quoique les Parthes, découvrant un exemplaire de ces petits romans dans la valise de Crassus, les aient méprisés comme trop futiles. Une remarque à faire, c’est la place considérable que tient l’utopie dans les premières tentatives romanesques ; dès que le goût vient d’écrire autre chose que l’épopée ou l’histoire, de donner une plus large part à la fantaisie et à l’imagination, c’est à des pays invraisemblables, à des voyages impossibles, à des mœurs idéales ou bizarres que rêvent ceux que l’on peut déjà appeler des romanciers. L’Atlantide de Platon se place en tête de ces romans utopiques ; elle a servi de modèle à bien des conceptions postérieures, depuis l’Utopie de Thomas Morus, la Nova Atlantis de Bacon, l’Abbaye de Thélème et l’Isle sonnante de Rabelais jusqu’à la Cité du Soleil de Carapanella, la Salente de Pénelon, le Voyage à Lilliput de Swift et l’Icarie de M. Cabet ; toutes ces œuvres, où, sous le couvert de la fiction, dans des pays imaginaires, les romanciers et les réformateurs placent leur idéal de gouvernement ou de société, ou la satire des mœurs de leurs contemporains, procèdent directement du livre composé par le grand philosophe, en souvenir peut-être d’une tradition lointaine sur l’Amérique. Citons encore, parmi les romans grecs de la première époque, d’autres voyages imaginaires : Ce que l’on voit au delà de Thulé, la Descente dans l’antre de Trophonius, de Dicéarque, œuvres qui montrent l’ancienneté du genre, l’un des premiers exploités par l’imagination des romanciers ; le livre de Ctésias sur l’Inde et tout le cycle des compositions fabuleuses sur Hercule, Bacchus, Œdipe, la guerre de Troie, sujets qui jouèrent le même rôle en Grèce que chez nous la Table ronde et les Douze pairs au moyen âge. La doctrine d’Evhémère, que celui-ci avait développée dans un roman géographique intitulé l’Histoire sacrée, produisit un roman philosophique, l’Histoire phénicienne, que l’auteur, Philon de Biblos, donna comme traduite du Phénicien Sanchoniaton. Plutarque écrivit à son tour un roman, l’Ogygie, où il suppose une terre fabuleuse, à la façon de Platon dans l’Atlantide ; mais, au lieu de détruire les dieux, comme Evhémère, il les explique et détermine leur nature et leur substance. Bn sa qualité de moraliste, il appuie plus sur la question morale que sur la question métaphysique. Les mythes que l’on trouve dans ces œuvres, comme ceux de Timarque de Chéronée et de Thespésius, ont pour but également de propager son enseignement moral. Citons encore de Plutarque, comme appartenant à ce genre de romans, l’Icaromënippe, le Menteur d’inclination, la Nécyomancie, etc. Le premier de ces contes, où l’auteur, se supposant voyager à vol d’oiseau, passe en revue l’humanité et les dieux eux-mêmes, offre le même cadre que le célèbre roman de Le Sage, le Diable boiteux.

L’ère d’Alexandre ouvrit une nouvelle voie et marqua comme une seconde période dans le roman grec ; ce fut l’avènement du roman historique. La vie aventureuse et les immenses conquêtes du héros macédonien, sa promenade armée, à la tête d’une poignée de Grecs, à travers les vieilles civilisations de la Perse et de l’Inde, étaient un canevas tout trouvé pour ceux qui voulaient rajeunir les mythes déjà un peu usés de Bacchus, des Argonautes ; ils ne s’en firent pas faute, et Quinte-Curce lui-même n’est pas à l’abri du soupçon d’avoir écrit sa Vie d’Alexandre plus sous la dictée de son imagination que sous celle de l’histoire. La période alexandrins, qui tire son nom, non pas d’Alexandre, mais d’Alexandrie et de son école de rhéteurs et de philosophes, présente une troisième phase du roman, la plus brillante dans la littérature grecque. C’est à cette phase que se rattachent les romans épistolaires d’Alciphron et d’Aristénète, puis toute une série que l’on pourrait appeler la série des amours : Amours de Rhadan et de Simonis, Amours de Leucippe et de Clitophon, Amours de Théagène et de Chariclée, que Racine lisait avec ferveur dans sa jeunesse ; Amours d’Ismène et d’Isménias, etc., etc. Remarquons l’avènement du roman de mœurs, qui pénètre, à l’aide de la pastorale et de la facilité qu’offre la vie des champs, à travers la clôture que les Grecs savaient mettre autour de leurs gynécées et introduit la femme sur la scène ; les enlèvements d’enfants, les courses de pirates, les descriptions champêtres réelles ou idéalisées, la peinture des sentiments naïfs relevée par une pointe légèrement licencieuse, font tous les frais de ces compositions, dont la grâce est le plus souvent affectée. Le Daphnis et Chloé du sophiste Longus, à la traduction duquel Amyot et P.-L. Courier ont prêté dans notre langue un naturel et un charme bien éloignés du mauvais goût de l’original, peut être considéré comme une des meilleures expressions de ce genre. Enfin l’Âne de Lucien, tiré d’une fable milésienne de Lucius de Patras, et la Vie d’Apollonius de Tyane, de Philostrate (IIIe siècle dé notre ère), montrent à quel point de perfection et d’intérêt était déjà parvenu le roman à cette époque reculée. Il ne s’arrêtait ni devant la difficulté des peintures de mœurs ni devant la crainte de battre en brèche les religions.

Le mouvement mystique, qui s’est traduit dans le roman de Philostrate, se manifeste également dans d’autres ouvrages du même temps, la Vie de Plotin, par Porphyre, la Vie de Proclus, par Marinus, les Vies des sophistes, par Eunape, et dans l’Histoire philosophique de Damassius, que nous connaissons par Photius, qui nous a laissé une analyse de la vie d’Isidore. On pourrait même encore ranger parmi les romans philosophiques presque tous les livres juifs et chrétiens, en général apocryphes, qui se multiplièrent du IIIe au Ve siècle avec une étonnante fécondité. Le Talmud, le Livre de la Sagesse ; le Livre de Jésus, fils de Sirach ; l’Histoire de Bel et du Dragon, la Vie et la mort de Moïse et divers autres ouvrages apocryphes sont dignes de figurer à côté de la Vie d’Apollonius. Même parmi les anciens livres juifs, le Livre de Job, celui d’Esther, le Livre des Macchabées sont de purs romans.

Chez les Latins, le roman n’existe pas. Les maîtres du monde avaient sans doute autre chose à faire que de se délasser par la lecture d’histoires imaginaires, et ceux d’entre eux à qui leurs loisirs permettaient ce délassement étaient assez versés dans la littérature grecque pour n’avoir pas besoin d’œuvres originales en latin. À l’heure de la décadence des lettres, le roman apparaît, mêlé à la satire, à épigramme et à l’épopée, dans le Satyricon de Pétrone ; nul doute que le Trimalcion, type des Turcarets immondes de la Rome impériale, ne relève directement du roman de mœurs, avec tous les types secondaires de gitons et de parasites qui l’entourent ; c’est une des peintures les plus saisissantes de la corruption romaine. Un peu plus tard, l’Africain Apulée traduisit sous le titre d’Âne d’or non-seulement l’Âne de Lucien ou de Lucius de Patras, mais encore la Psyché et sans doute d’autres fables milésiennes, qu’il augmenta d’aventures tirées de son propre fonds ou dont les originaux nous sont inconnus.

Durant la période byzantine, le roman est à la fois mystique, cabalistique et chrétien. Signalons dans ce genre le Roman d’Hermas ou du Pasteur, œuvre chrétienne directement inspirée de l’Ancien et du Nouveau Testament ; les Brachmanes, de Palladius, évêque d’Hélénopolis, en Bithynie, disciple et panégyriste de saint Jean Chrysostome ; le Récit égyptien, autrement intitulé De la Providence, par Synésius, récit historique et figuré, un peu cabalistique, qui, selon l’aveu de l’auteur, contient l’histoire symbolique de son temps. Ce roman fut composé probablement vers l’année 399. La critique s’en est beaucoup occupée sans être parvenue à l’expliquer complètement. Vers cette même époque (IVe siècle) se formèrent aussi la plupart des légendes qui composent la Légende dorée ; elles produisirent directement, un peu plus tard, le Roman de Barlaam et Josaphat, inspiré par la vie des Pères du désert.

Avec le moyen âge, époque caractérisée au plus haut degré par l’esprit d’aventures et la crédulité, le roman revêt une forme nouvelle. Tout en procédant des auteurs alexandrins et byzantins, qu’ils connaissaient vaguement et dont ils mélangèrent les procédés avec ceux des poètes épiques et cycliques, les romanciers du nord et du midi de la France, de l’Espagne et des pays de langue allemande introduisirent dans leurs œuvres deux éléments nouveaux : les idées chevaleresques, qu’ils tirèrent des mœurs mêmes de leurs pays, et le culte de la femme, qu’ils développèrent du fond de leur religion. On pourrait néanmoins trouver à ce culte féminin, particulier à l’époque moderne, une filiation plus ancienne dans certains philosophes et mythographes grecs, où perce déjà l’idée du beau et du bien souverains, exprimée et spiritualisée sous la forme de la femme ; mais ces travaux restèrent inconnus des romanciers du moyen âge, et c’est de la religion et des mœurs nouvelles qu’ils s’inspirèrent assurément. La marche est ouverte par les Chansons de geste (v. ce mot et les comptes rendus spéciaux affectés aux œuvres les plus importantes) ; des cycles entiers apparaissent simultanément en France, en Allemagne, en Espagne, en Angleterre, sur Roland, sur Charlemagne et ses douze pairs, sur le roi Artus, sur la poursuite du Saint-Graal, sur Robin Hood, et telle est la simultanéité de ces compositions et de leurs copies, qu’il est le plus souvent impossible d’en discerner le pays d’origine. C’est le moment où fleurissent les Amadis et les Esplandians, les chevaliers de la Verte-Epée et les fées Urgande ou autres ; imaginations aussi enfantines que surprenantes, qui suffisaient à des peuples encore neufs et auxquelles il fut difficile, en tout pays, de substituer le simple bon sens et la claire raison, tant l’extraordinaire, le mystérieux, le surnaturel sont puissants sur l’esprit de l’homme, tant il se délasse bien par l’invraisemblable des ennuis beaucoup trop réels de la vie ! La réaction commença chez nous par le Roman du Renard et le Roman de la Rose, œuvres qui, malgré leur titre, se rapprochent plus du fabliau que du roman ; elle fut continuée par les horrifiques prouesses de Pantagruel et de Gargantua, véritable roman satirique des mœurs, de la politique et de la religion au temps de Rabelais, et achevée, en Espagne, par le Don Quichotte, qui donna le coup de grâce aux épopées chevaleresques. Avant de rentrer en France, donnons une mention aux continuateurs de Cervantes, Hurtado de Mendoza et Quevedo, qui, le premier dans son Lazarille de Tormes, le second dans son Grand vaurien, chefs-d’œuvre de la littérature picaresque espagnole, ont fait une large place aux études intimes et peint des tableaux de mœurs de la plus grande vérité. Ils avaient été précédés dans cette voie par les novellieri italiens, qui, dans de petits cadres embellis par leur imagination et par les grâces de leur style, avaient placé la plupart des sujets de nos fabliaux. Le Décaméron de Boccace et tout ce que les Italiens ont classé sous le titre de nouvelles (d’où le nom de novellieri appliqué à leurs auteurs) sont, il est vrai, des contes plutôt que des romans ; mais il était nécessaire de rappeler leur influence sur la littérature romanesque. Ce sont ces mêmes cadres agrandis qui ont servi de point de départ au roman moderne, et d’ailleurs la Fiametta de Boccace et la Filena de son émule en peintures libres, Nicolo Franco, sont de véritables romans.

Le goût du merveilleux, du surnaturel, des exploits invraisemblables, des grands coups d’épée à tort et à travers, auquel satisfaisaient amplement les romans chevaleresques, se retrouve, à peine modifié, dans le roman français du XVIIe siècle. Pour Mlle  de Scudéri, la leçon donnée par le Don Quichotte est considérée comme non avenue. C’est le côté ridicule de ces longues œuvres qui excitèrent un si prodigieux engouement, mais qui détournaient les esprits de la vie réelle et dont, pour ce motif, Gorgibus défendait la lecture à Célie :

Voilà, voilà le fruit de ces empressements
Qu’on vous voit nuit et jour à lire vos romans ;
De quolibets d’amour votre tête est remplie.
Et vous parlez de Dieu bien moins que de Lélie.
Jetez-moi dans le feu tous ces méchants écrits
Qui gâtent tous les jours tant de jeunes esprits ;
Lisez-moi, comme il faut, au lieu de ces sornettes.
Les quatrains de Pibrac et les doctes tablettes
Du conseiller Matthieu ; l’ouvrage est de valeur
Et plein de beaux dictons à réciter par cœur.
Le Guide des pécheurs est encore un bon livre,
C’est là qu’en peu de temps on apprend à bien vivre,
Et, si vous n’aviez lu que ces moralités,
Vous sauriez un peu mieux suivre mes volontés,
                    (Le Cocu imaginaire.)

Molière encore, qui en avait nourri sa jeunesse, fait exposer par Madelon, dans les Précieuses, les règles du roman de galanterie tel qu’on le comprenait au XVIIe siècle, l’ordre dans lequel doit se mener une intrigue amoureuse aussi bien dans la vie que dans les livres. C’est un morceau achevé : « Il faut qu’un amant, pour être agréable, sache débiter les beaux sentiments, pousser le doux, le tendre et le passionné, et que sa recherche soit dans les formes. Premièrement, il doit voir au temple ou à la promenade, ou dans quelque cérémonie publique, la personne dont il devient amoureux ; ou bien, être conduit fatalement chez elle par un parent ou un ami et sortir de là tout rêveur et mélancolique. Il cache un temps sa passion à l’objet aimé, et cependant lui rend plusieurs visites, et l’on ne manque jamais de mettre sur le tapis une question galante qui exerce les esprits de l’assemblée. Le jour de la déclaration arrive, qui se doit faire ordinairement dans une allée de quelque jardin, tandis que la compagnie s’est un peu éloignée, et cette déclaration est suivie d’un prompt courroux, qui paraît à notre rougeur et qui, pour un temps, bannit l’amant de notre présence. Ensuite, il trouve moyen de nous apaiser, de nous accoutumer insensiblement au discours de sa passion et de tirer de nous cet aveu qui fait tant de peine. Après cela viennent les aventures, les rivaux qui se jettent à la traverse d’une inclination établie, les persécutions des pères, les jalousies conçues sur de fausses apparences, les plaintes, les désespoirs, les enlèvements et ce qui s’ensuit. Voilà comme les choses se traitent dans les belles manières, et ce sont des règles dont, en bonne galanterie, on ne saurait se dispenser. Mais en venir de but en blanc à l’union conjugale, ne faire l’amour qu’en faisant le contrat de mariage et prendre justement le roman par la queue, encore un coup, mon père, il ne se peut rien de plus marchand que ce procédé, et j’ai mal au cœur de la seule vision que cela me fait. »

Molière avait raison de combattre les pernicieux effets des lectures romanesques sur l’imagination ; mais nous, qui n’avons rien à redouter des livres de ce temps-là, nous pouvons être plus justes envers une littérature aujourd’hui si démodée et qui a charmé tant de nobles esprits. On a bien souvent tourné en ridicule l’Astrée de d’Urfé, le Grand Cyrus de Mlle  de Scudéri et les romans de La Calprenède ; c’est peut-être faute de les bien comprendre. Saint-Marc Girardin, dans une page de fine critique, a pris la défense des bergers de d’Urfé, qui nous paraissent si fades et si faux. « On voit bien, dit-il, en lisant le roman, que ces bergers-là ne le sont que par goût, et qu’en mettant l’amour à la campagne, d’Urfé, comme les poètes pastoraux de l’Italie, a voulu seulement lui donner plus de charme et plus de liberté. Ses bergers et ses bergères ne sont pas gens du village ; ce sont gens qui font la villégiature. Ils ont le loisir que donne l’aisance ; ils sont de noble naissance ; ils sont, enfin, aussi discrets et aussi civils que les meilleurs courtisans... D’Urfé a voulu représenter l’amour tel qu’il le concevait dans la bonne compagnie, et s’il a préféré les champs au salon, c’est que, d’une part, il n’y avait guère encore de salons, et que, d’une autre part, la pastorale étant, dans l’usage du temps, consacrée à l’amour, il lui semblait naturel de donner à ses récits amoureux la forme pastorale. » Quant à Cyrus et à Clélie, ce qui choque surtout et rend ces œuvres si illisibles pour nous, c’est l’alliance des noms antiques avec les usages et les passions modernes. « Mais, dit M. Victor Founiel, on a été plus dupe que ne le voulait l’auteur, qui était loin d’attacher à ce cadre factice autant d’importance que nous. Pour Mlle  de Scudéri le roman n’est que l’accessoire... Son but était d’introduire et de faire passer sous ce déguisement non-seulement des portraits, des sentences, des dissertations morales, des conversations subtiles sur toutes les règles de la politesse, sur tout ce qui constitue l’honnête homme au XVIIe siècle, mais même quelque grande et sérieuse controverse sur des questions d’un haut intérêt social ; c’est ainsi que, dans la Clélie, l’auteur a traité de tout ce qui tient à la condition des femmes dans le monde, et que nous y trouvons, revêtus d’une forme plus calme, tous les débats orageux qui se sont soulevés de nos jours sur la liberté du beau sexe. » Le Grand Cyrus est comme une mascarade ingénieuse et galante, favorable à montrer des tableaux et des portraits modernes. Par exemple, dans le septième volume, on trouve une galerie fort curieuse des habitués de l’hôtel Rambouillet. La Clélie, où les personnages de la Rome antique, travestis en gentilshommes, nous semblent si risibles, est tout simplement l’histoire de la Fronde sous un accoutrement romain. On pourrait expliquer par un dessein analogue les invraisemblances des romans de La Calprenède.

Parmi les contemporains, il y en eut très-peu qui ne professèrent pas pour ces ouvrages, surtout pour ceux de Mlle  de Scudéri, une haute admiration. Il fallait avoir la sévérité d’esprit des solitaires de Port-Royal pour les blâmer. Sans parler de Mme  de Sévigné et de La Fontaine, Boileau lui-même, au moins dans sa jeunesse, les tint en estime. Parmi les évêques, on ne voit que Bossuet qui en parle avec mépris ; les autres étaient du sentiment de l’évêque d’Avranches, le savant Huet :

Non que monsieur d’Urfé n’ait fait une œuvre exquise ;
Étant petit garçon, je lisais son roman,
Et je le lis encore ayant la barbe grise...
Le roman d’Ariane est très-bien inventé.
J’ai lu vingt et vingt fois celui de Polexandre.
En fait d’événements, Clèopatre et Cassandre
Entre les beaux premiers doivent être rangés.
Chacun prise Cyrus et la carte du Tendre...

Ce qui plaisait surtout dans ces romans à