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ennemi de Claude. » Si la première période de la vie du philosophe est assez confuse, il n’en est plus de même, grâce à Tacite, à partir de cette époque, et mieux eût valu pour sa mémoire que l’annaliste des turpitudes de l’empire eut laissé le philosophe dans l’ombre.

Agrippine songeait déjà à se défaire de Claude. Sénèque, son favori, peut-être son amant, commença dès lors cette existence de compromis et de transactions entre son ambition et sa conscience qui devait lui donner cette singulière physionomie d’un homme à double face prêchant d’un côté la vertu et de l’autre écrivant l’apologie du parricide. L’éducation qu’il donna à Néron ne fut pas sans doute entièrement perdue, puisque le jeune prince eut un beau commencement de règne, ces cinq années de calme et de grandeur que les historiens appellent quinguennium Neionis ; il n’en coûte rien d’attribuer & Sénèque ce qu’il y eut de bonnes qualités chez son élève ; mais comment serait-il parvenu à lui inculquer des vertus qu’il ne possédait pas lui-même et dont il savait se jouer à l’occasion ? «Je ne suis pas un sage, disait-il, et même je ne le serai jamais-, ce n’est pas de moi que je parle, mais de la vertu, et lorsque je fais le procès aux vices, je commence par les miens. Quand je le pourrai, je vivrai comme il faut vivre. » Ce n’est point avec de telles maximes que l’on élève des hommes, l’exemple étant, dans l’éducation, plus puissant que la doctrine ; toutelois, il est douteux qu’un autre précepteur eût fait de Néron un bon prince, et tout ce qu’on peut reprocher à Sénèque, c’est d’avoir accepté cette éducation diftic.le dans un but d’ambition personnelle et pour participer ou pouvoir. Qu’il n’ait réussi à faire du futur empereur qu’un littérateur médiocre, un poète détestable, il en porta la peine, puisqu’il fut obligé de rédiger des apologies que Néron eût composées lui-même s’il avait su écrire comme Auguste ou comme Tibère.

C’est par l’éloge funèbre de Claude, son persécuteur, que Sénèque commença cette série d’apologies honteuses. L’écrivain se vengea de ce qu’il avait été obligé de dire comme orateur officiel eu composant l'Apokoiokyntose ou Métamorphose de Claude en citrouille, satire violente ccmLre le prince défunt et qui dénote plus d’esprit que de dignité. Bien d’autres allaient suivre. Néron empereur, Sénèque arrivait au pouvoir, et il fut en effet, avec Burrhus, pendant les cinq premières années, l’âme du gouvernement. Leur réputation commune d’intégrité les soutenait ; néanmoins, ce fut pendant cette période que Britannicus reçut la mort, ce qui prouve ou bien qu’ils ne trouvaient pas chez Néron une grande condescendance a leurs sentiments de justice et d’équité, ou bien qu’ils admettaient de singuliers accommodements. Sénèque, en homme plein de clairvoyance, discernait dès lors que la clémence de son élève n’était que de la dissimulation et que le tigre ne tarderait pas à montrer ses griffes. Le philosophe se serait bien retiré de cet antre, l’ambitieux resta pour perpétuer son autorité déjà chancelante. Entré dans cette voie funeste, il lui fallut aller jusqu’au bout. D’abord, il dut accepter une partie des dépouilles de Britannicus, puis, pour se mettre à l’abri d’un revirement de faveur, chercher quelque appui. Néron aimait passionnément une belle courtisane, Acte, dont Agrippine redoutait le prestige naissant ; Je philosophe n’hésita pas et prit parti pour Acte, jugeant avec beaucoup de perspicacité que la passion l’emporterait sur tout le reste. ■ Néron, dit Tacite, poussé par l’excès de son umoui, se dépouilla de toute condescendance pour sa mère et s’abandonna entièrement aux conseils de son précepteur, devenu son ministre. Un des parents de Sénèque, Annseus Serenus, eut pour emploi de feindre d’aimer lui-même l’affranchie pour voiler la passion naissante du jeune prince, et ce que Néron donnait furtivement à sa maitresse passait en public pour venir de Serenus. • Joli métier que faisaient la Serenus et Sénèque I Tacite poursuit en rappelant une accusation de Suilius contre le philosophe : » Suilius avait été le questeur de Germanicus, Sénèque le corrupteur de la tille de ce grand homme ; par quelle philosophie, par quelle morale en quatre ans de faveur avait-il amassé trois millions de sesterces 1 On le voyait épier dans Rome les testaments, circonvenir les vieillards sans enfants, dévorer l’Italie et les provinces par des usures éuormes. » Quoique le grand annaliste ne mette ces accusations que dans la bouche d’un délateur, il ne les dément pas et les appuie ainsi de son autorité. Au milieu d’un foyer de corruption, Sénèque était profondément corrompu ; sans avoir perdu la notion du bien, non-seulement il n’avait pas la force pour l’accomplir, mais il se faisan le complaisant servile des vices de Néron. Il en vint a être le complaisant de ses instincts sanguinaires.

Quand l’empereur eut tenté inutilement de noyer sa mère, il fut atterré de voir qu’elle avait échappé, • et, dit toujours l’historien, uucune ressource ne s’offrait à lui, à moins que Sénèque ou Burrhus n’imaginassent quelque expédient. Il les lit venir. Ou ne saurait dire s’ils étaient déjà dans le secret du crime ; ils demeurèrent longtemps silencieux ; enfin Sénèque, d’une décision toujours plus prompte (hacleiius promptior), se tourne vers Burrhus et lui demande s’il faut commander le meurl

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tre aux soldats. Burrhus fait entendre que les prétoriens hésiteront à rien oser contre la fille de Germanicus ; Anicetus, moins scrupuleux, se charge de la besogne. » L’initiative de Sénèque est déjà assez marquée dans ce forfait, mais ce n’est pas tout ; Néron envoya au sénat une apologie de sa conduite et, dans l’impuissance où il était de s’excuser, chargea Sénèque de rédiger ce document. Le philosophe énuméra les forfaits d’Agrippine et présenta sa mort comme un bienfait pour l’État. C’est encore Tacite qui atteste lu vérité du fait : « Ce n’était plus contre Néron, dit-il, que se tournaient les murmures accusateurs, l’indignation n’avait plus de mots pour tant de barbarie, mais contre Sénèque qui avait écrit dans un pareil discours l’aveu du crime [ • Cette bassesse de courtisan est une de ces taches qui ne peuvent se laver. Devant l’austère jugement de Tacite, on est bien forcé de donner quelque poids aux invectives de Dion, malgré le peu de crédit qu’on lui accorde, et d’admettre, au moins pour une bonne partie, les charges qu’il fait peser sur lui en rapportant les motifs qui le firent décréter d accusation. « On inculpait«Sénèque, entre autres choses, d’avoir entretenu un commerce honteux et criminel avec Agrippine. Ce philosophe parut tenir non-seulement en ce point, mais encore en plusieurs autres, une conduite peu conforme à ses maximes. Il condamnait la tyrannie et élevait un tyran ; il blâmait les courtisans et n’abandonnait jamais la cour. Il méprisait les flatteurs et il flattait les princes et les affranchis jusqu’à composer des discours en leur honneur. Il déclamait contre les richesses et possédait dix-sept millions cinq cent mille drachmes. Il déclamait aussi contre le luxe et avait cinq cents tables en bois de cèdre, montées sur ivoire, toutes pareilles, et où il prenait de délicieux repas. L’excès de cette dépense et de cette vanité peut faire juger de ses autres dérèglements. Il épousait une femme illustre et ne laissait pas d’aimer des jeunes gens et d’engager Néron dans cette infâme débauche, bien qu’il eût autrefois affecté une si grande sévérité dans sa manière de vivre qu’il l’avait prié de ne plus l’embrasser et de ne plus l’engager à manger avec lui. i

Tant d’avilissement ne sauva pas Sénèque de la chute inévitable. Son crédit baissait ; un prétexte futile consomma sa ruine. Lui lui ne s’était opposé ni à l’empoisonnement e Britannicus, ni au meurtre d’Agrippine, il crut devoir faire à Néron des reproches sur son goût immodéré des jeux du cirque et lui représenter qu’un prince doit mettre sa gloire à être autre chose qu’un cocher. Celui qui en mourant devait s’écrier : « Quel grand artiste je meurs ! » aimait mieux être histrion qu’empereur et passa outre, en gardant contre son ancien précepteur un terrible levain d’animosité. Ses ennemis profitèrent de sa défaveur pour l’accabler ; ils surent prendre Néron par son côté faible. À les en croire, « Sénèque cherchait à se faire un parti parmi les Romains et à effacer le prince par l’élégance de ses jardins et la magnificence de ses maisons. Ils lui reprochaient encore de s’attribuer exclusivement le mérite de l’éloquence et de cultiver avec plus d’assiduité la poésie depuis que le goût eu était venu à Néron. Ennemi public des plaisirs du prince, il rabaissait son adresse à conduire des chevaux et se moquait de sa voix toutes les fois qu’il chantait. Enfin, on ne cessait d’attribuer à Sénèque tout ce qui se faisait de grand dans Rome. ■

Sénèque ne s’abusa pas sur les conséquences du coup qui lui était porté ; il voulut prévenir la disgrâce, se retirer de lu cour et parla d’abandonner ces immenses richesses qui étaient pour lui le plus grand danger. Néron, dont toutes les amitiés se terminaient par un arrêt de mort, n’entendait pas le laisser ainsi échapper vivant ; il représenta doucement à son ancien maître qu’il avait toujours besoin de ses services et il l’embrassa publiquement. Sénèque n’en réforma pas moins sa maison et sa manière de vivre, il reprit son existence de stoïcien, un stoïcisme doré toutefois, se retira dans une délicieuse campagne aux portes de Rome, avec son épouse Pauline, et vécut loin des affaires, au sein de l’opulence, écrivant de beaux livres et prêchaut, dans un style admirable, des vertus qu’il n’avait jamais su pratiquer. Officiellement, il conservait la faveur de l’empereur, qui daignait le visiter ; la plupart des hauts personnages cultivaient encore son amitié et venaient lui offrir leurs hommages plus ou moins sincères. Une seconde cause de mésintelligence éclata bientôt entre lui et le redoutable empereur. Néron eût englouti dans ses prodigalités folles les trésors du monde entier ; à bout d’expédients, il se mit à piller les temples de la Grèce et de l’Asie Mineure, qui regorgeaient de richesses. Sénèque, redoutant la responsabilité do ces forfaits, demanda définitivement à se retirer au fond d’une province, loin de Rome. Néron refusa encore. Sénèque feignit alors d’être malade et ne sortit plus de chez lui ; Néron irrité résolut de se venger par le poison. Sénèque para au danger en se nourrissant exclusivement de légumes, réminiscence de son ancienne frugalité, et en ne buvant que de l’eau. C’était, une lutte de tous les jours. Survint la conjuration de Pison. Tacite pense que. Sénèque n’en ignora pas l’exis SENE

tence et remarque même que, le jour où elle devait éclater, il se rapprocha de Roiné ; on a conclu des dépositions de quelques-uns des conjurés, entre autres de celle de Subrius, qui déclarait hautement ne pas vouloir remplacer un joueur de lyre par un comédien (Pison avait joué la tragédie), que la conspiration avait peut-être pour but de placer Sénèque au souverain pouvoir. Toujours est-il qu’elle avorta et que Sénèque fut compromis par les délations de l’atlranchi Natalis. Néron lui envoya l’ordre de s’ouvrir les veines, genre de mort considéré comme une faveur insigne dans un état social comme celui où Rome était plongée. Le centurion chargé de présider à la sentence ne lui laissa pas même le temps de rédiger son testament. « iih bien, dit Sénèque en se tournant vers ses amis, puisqu’on ine met dans l’impossibilité de reconnaître vos services, je vous lègue le seul bien qui me reste, mais le plus précieux de tous : l’exemple de ma vie. Le souvenir que vous en conserverez attestera d’une manière honorable la constance de notre amitié. • Et comme ils fondaient en larmes : «Où sont, dit Sénèque, ces maximes de sagesse et ces réflexions qui, depuis tant d’années, ont dû vous prémunir contre l’adversité ? Ignoriez-vous la cruauté de Néron ? Était-il possible que le meurtrier de sa mère et de son frère épargnât son précepteur ? d’aufine, la jeune femme de Sénèque, voulut mourir avec lui, et Sénèque s’y opposa d’abord ; puis, cédant à la résolution qu’elle témoignait : « Je t’avais indiqué, dit-il, ce qui pouvait t’engager à vivre ; tu préfères l’honneur de mourir, je ne serai point jaloux de tant de vertu. Quand le courage serait égal dans nos deux morts, le mérite sera toujours plus grand dans la tienne. »

La mort de Sénèque fut affreuse. Son sang coulait lentement : la vieillesse et l’abstinence l’avaient engourdi ; il fut obligé de se faire étouffer dans un bain chaud. Pauline s’était aussi fait ouvrir les veines, mais on parvint à étancher le sang et elle vécut encore quelques années.

Ainsi finit le plus grand moraliste de l’antiquité ; c’est Tacite qui nous a laissé le tableau de cette mort, à laquelle il ne manque qu’une chose, d’avoir couronné une vie exempte de reproche. Il est impossible, comme a essayé de le faire Diderot, d’absoudre Sénèque ; on ne peut même se rallier à l’opinion de Malebranche qui, dans son Examen de la vérité, excuse ou du moins explique ses fautes et les contradictions de sa vie par’une exubérance d’imagination qui étouffait toutes les autres facult.es, une excessive mobilité qui causait ces alternatives de faiblesse et de force, de stoïcisme et d’ambition, qui feraient croire à un manque de lucidité. Une telle existence appelle un jugement plus sévère. « Si Sénèque n’avait pas écrit, dit M. Prévost-Païadol, ou si ses écrits n’étaient point venus jusqu’à nous, son nom, conservé par Tacite, flotterait entre l’indifférence et le dédain de la postérité. Elle se souviendrait, grâce à ce grand peintre, d’un précepteur de Néron, complaisant de ses premières fautes, se résignant de mauvaise grâce à ses premiers crimes, apologiste du plus grand de tous, et sacrifié enfiu par son élève plutôt comme un serviteur mécontent et ’incapable de le suivre que comme un homme de bien capable de lui résister... Mais Sénèque a écrit des pages admirables ; il a rédigé en plusieurs traités, tous inspirés du même esprit, tous animés de la même éloquence, une sorte de code de la sagesse antique, à peine inférieur à l’immortel Traité des devoirs par l’élévation des pensées et par la séduction du langage. C’est l’honneur des lettres que de créer tout d’abord un préjugé favorable a celui qui a excellé dans le grand art d’instruire et de charmer les hommes. On ne peut se résoudre sans un pénible effort à ne point respecter celui qu’on admire, et nous inclinons même, comme l’enthousiaste Diderot en a donné l’exemple, à soupçonner l’histoire d’erreur ou de mensonge lorsqu’elle entame l’honneur de ceux qui nous ont nourris et échauffés de leur génie... Qu’il enseigne ou qu’il raconte, qu’il réfute quelque détestable doctrine alors accréditée, comme la célèbre maxime : Qu’on me haïsse, pourvu qu’on me craigne, ou quelque théorie de gouvernement à lu mode, imposant la cruauté au prince comme une condition de son prestige ; qu’il blâme un vice, qu’il loue une vertu qu’il définisse la sagesse, qu’il parle de Dieu même, il n’est jamais longtemps sans témoigner par un cri, par un geste, par un détour ingénieux ou par une allusion timide, de l’universelle angoisse qui pesait alors sur les âmes. La terreur est dans tout ce qu’il écrit ; tantôt elle coule à pleins bords, tantôt elle se laisse à peine entrevoir ; mais on la sent partout, et il est bien peu de ces pages éloquentes qui n’aient leur tache de sang. >

Toute la gloire de Sénèque est dans ses écrits. Le critique que nous venons de citer rappelle en parlant de lui le souvenir de Ctcéron. Cicôron ne lui est comparable sous aucun rapport ; il manque véritablement da génie et ne se soutient que par la perfection du talent. Sénèque, au contraire, manque de tout le talent de Cicéron et il a bien plus de génie. S’il n’avait joué un rôle politique et ne s’y était déshonoré, on le classerait sans contestation parmi les plus éininents penseurs.

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Des trois branches de la philosophie ancienne, la logique, la physique et la morale, Sénèque n’esiiinait et n’a cultivé que la dernière. Il méprisait la logique, dont les Grecs avaient fait la sophistique, c’est-à-dire l’art de prouver le pour et le contre par des arguments irréfutables, 11 ne professait pas un égal dédain pour les sciences physiques, et dans ses Questions naturelles il a résumé hardiment la science de son temps, quoiqu’il appuie davantage sur tout ce qui est du ressort de la métaphysique et de l’ontologie. Comme les stoïciens et la plupart des Pères de l’Église eux-mêmes, il est matérialiste ou plutôt panthéiste, en ce sens qu’il conçoit la nature comme une substance dont le sens général est exprimé chez lui par le mot Providence et dont l’homme et les êtres vivants sont des modes passagers. Suivant lui, l’âme est une substance matérielle, mais subtile et inaccessible à l’expérience empirique. Il ne nie pas formellement qu’elle puisse être atteinte par la psychologie, mais, comme la presque universalité des anciens, il n’a sur la psychologie que des notions confuses et incomplètes. Cependant, il a le sens de la vie spirituelle et de l’existence d’un monde intérieur tout à fait distinct de celui du dehors. Il recommande sans cesse la vie contemplative, la réflexion, l’étude de soi-même. Mais la morale est sa spécialité éininente. Il distingua deux morales, la morale générale et la morale spéciale ; il ne s’occupe pas, à proprement parler, de la première. La spéculation et les idées générales étaient étrangères aux Romains, et Sénèque obéit au goût de son pays. Il n’y a donc pas à chercher chez lui de doctrines proprement dites. Il statue dans des cas particuliers, il ne formule jamais de règles absolues. Quant au caractère de ses opiuions rigoristes morales, « il faisait grand cas des stoïciens, dit Diderot, son plus grand admirateur moderne ; mais il était stoïcien mitigé et peut-être même éclectique, raisonnant avec Socrate, doutant avec Carnéade, luttant contre la nature avec Zénon et cherchant à s’y conformer avec Épicure ou à s’élever au-dessus d’elle avec Diogène. Des principes de la secte, il n’embrassa que ceux qui détachent de la vie, de la fortune, de la gloire, de tous ces biens au milieu desquels on peut être malheureux, qui inspirent, le mépris de la mort et qui donnent à l’homme et la résignation qui accepte l’adversité et la force qui la supporte, doctrine qui convient et qu’on suit d’instinct sous le règne dés tyrans comme le soldat prend son bouclier au moment de l’action, mais doctrine qu’on se garde bien d’embrasser et de professer à la cour voluptueuse d’un prince dissolu. La philosophie du courtisan, ainsi que la religion du prêtre ambitieux, est celle du maître. »

Lus maximes de Sénèque existaient pour la plupart avant lui ; il n’a fait que leur imprimer le cachet de sa forte imagination. On admire surtout sa connaissance du cœur humain et ses préceptes relatifs à nos devoirs. On l’a félicite d’avoir admis l’égalité des hommes en théorie. C’était certainement très-hardi au milieu d’une société aristocratique comme la société romaine, surtout sous l’empire. Alaisi Sénèque en parle d’une façon fort platonique : « La servitude de l’esclave, dit-il (Des bienfaits), ne va pas jusqu’à l’âme. » Ailleurs : « Ne sommes-nous pas enfants du même père ? Sénateur, chevalier ou esclave, c’est l’accident, c’est le vêtement pour ainsi dire. » 11 a aussi l’idée de la responsabilité générale, de la solidarité, comme on dit maintenant, de tous les membres de la famille humaine ; Patriamea totus hiemundus est ; « Le monde entier est ma patrie. > Il ajoute que les hommes sont faits pour s’aider mutuellement : Homo in adjutorium mutuum génératus est. Cette disposition à la bienveillance ne le quitte pas ; il condamne partout la haine et la vengeance : • Nul, uit-ii, n’aie droit de s’absoudre soi-même et de se déclarer innocent. Soyez humain ; montrez à ceux qui pèchent des sentiments doux et paternels, essayez de les ramener au lieu de les poursuivre. • Il déclare que • ne vivre pour personne, ce n’est pas même vivre pour soi. • Il exhorte les hommes à se faire des amis, • aliu d’avoir pour qui se dévouer, pour qui mourir. •

Sa doctrine sur la nature des bienfaits est célèbre depuis dix-huit siècles ; on la cite dans la chaire, on la cite dans les livres, on )’a arrangée de cent manières diverses. Ce traité, l’une des plus remarquables de ses œuvres, se compose de sentences courtes, serrées et fortement exprimées, qui ont créa un genre littéraire, car Sénèque est le père des sentences.

La bibliographie des œuvres de Sénèque est très-compliquée et a donné lieu a beaucoup de controverses, surtout en ce qui concerne les tragédies qu’on lui attribue ; nous en dirons un mot tout à l’heure.

La première édition des œuvres philosophiques est de Naples (1475, in-ful.), très-rare ; il en existe une seconde de Trévise (H7b), une troisième de Rome (14S5), également infolio.

Les deux éditions données par les Elzévirs de Hollande, savoir : la première eu lCJo (3 vol. petit in-12) et la seconde en 16(9 (4 vol. petit in-12), avec les notes de Gronovius, sont fort estimées des amateurs. Parmi les éditions modernes, ou peut citer celle de la collection Lemoine, due à M. Bouillet (1827-1832, 10 vol. in-8»), y compris les œuvroa