Page:Larousse - Grand dictionnaire universel du XIXe siècle - Tome 15, part. 4, Vl-Zz.djvu/84

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
1220 VOYA VOYA VOYA VOYA


dance qu’il voyait chaque jour foulées aux pieds, 1 énergie de sa nature lui fit prendre en horreur et déshonorer dans ce dernier et virulent pamphlet une race capable de commettre et de souffrir de telles iniquités.

Les Voyages de Gulliver eurent un succès prodigieux. Jamais, peut-être, ouvrage n’eut autant d’attrait pour toutes les classes de la société. Les lecteurs du grand monde y trouvnient une satire personnelle et politique ; le vulgaire, des incidents bas, et grossiers ; les amis du romanesque, du merveilleux ; les jeunes gens, de l’esprit ; les hommes gravés, des leçons de morale et de politique ; la vieillesse négligée et l’ambition déçue, des maximes de misanthropie sombre et amère. « Les Voyages de Gulliver, dit M. Hardinge Champion, ont le rare mérite de plaire aux enfants et de faire réfléchir les hommes graves ; les deux premières parties sont les plus intéressantes ; îa troisième offre moins de suite dans le plan que les précédentes ; c’est dans ces divers tableaux, remarquables par leur hardiesse et leur originalité, que Swift exhale à son aise toute sa bile de misanthrope et qu’il flagelle à tour de bras les passions mesquines de la nature humaine ; rien.de plus commode pour cela que son cadre, où tantôt il représente l’homme en miniature, tantôt sous des formes colossales ; de là, pour lui, l’occasion de leçons philosophiques, empreintes presque toutes de cette misanthropie qui caractérise souvent les grands génies, esprits chagrins pour la plupart. » On peut reprocher à Gulliver la trivialité et le cynisme de quelques-uns de ses tableaux, un langage quelquefois obscène, dans lequel il semble se complaire ; la quatrième partie a surtout ce caractère. Swift a souvent inspiré Voltaire. L’auteur des Romans philosophiques, en effet, a beaucoup de la verve mordante de l’auteur anglais, de son dédain des bienséances et surtout de sa maligne gaieté ; seulement, Voltaire attaque plutôt l’organisation du monde, de la société ; Swift, plus particulièrement l’homme, dont il cherche à abaisser l’orgueil. « C’est à l’homme, en etfet ; qu’en veut Gulliver, a dit Prévost-Paradol, et à tout ce que l’on voit de plus excellent en lui-même et dans le monde où il domine. La politique, rabaissée dans le voyage de Lilliput aux débats d’une fourmilière, disparaît devant la ciilme sagesse des habitants de Brogdingnag et de ce roi philosophe qui, prenant dans sa main et caressant doucement le panégyriste éloquent des institutions et des mœurs de l’Angleterre, lui dit sans émotion que, d’après ses propres peintures, la plupart de ses compatriotes sont la plus pernicieuse vermine à qui la nature ait jamais permis de ramper sur la surface de’la terre., Laputa est le ihéâtre décourageant et ridicule de nos sciences, de nos inventions, de nos efforts pour rendre le séjour de la terre plus supportable et abaisse les plus nobles occupations de l’esprit humain. Mais l’île des Houyhnhums est l’abîme où l’humanité s’engloutit tout entière ; les arts, les lois, les mœurs, la religion, la raison même, tout succombe, la beauté s’avilit, l’amour fait horreur, et, après cette universelle dégradation de tout ce qui peut occuper, charmer, élever l’homme sur la terre, on n’est plus surpris de voir le voyageur qui est rejeté parmi le genre humain, au sortir d’une telle épreuve, se voiler la face et refuser de voir les hommes. L’art profond de Swift pour’prendre et soutenir un personnage apparaît ici consommé et arrivé à sa dernière perfection. Le monde où il nous conduit est hors du nôtre, mais c’est un monde animé où nous nous sentons mouvoir et respirer. C’est une. autre vie que la nôtre, mais c’est encore la vie. En un mot, la raison nous défend seule contre des récits auxquels l’imagination se rend sans effort-1, et, selon lelangage des philosophes, c’est à priori que nous refusons d’y croire. Nos misères mêmes, qui sont le fond de ce livre, y sont moins exagérées que séparées de tout ce qui, dans le monde, les atténue au point de les faire parfois oublier. Ce que Lucrèce appelle les Postcenia vitae,. voila le théâtre où Swift nous conduit et’nous enferme, et la vue prolongée de cette moitié de la réalité nous remplit d’horreur et de pitié sur nous-mêmes. C’est en ce sens qu’une des filles d’honneur, si maltraitée par Swift, se plaignant de cet avilissement de la femme et de l’amour, a pu dire « qu’il était impie de déprécier ainsi les œuvres du Créateur. »

M. Taine a porté sur l’ouvrage de Swift un jugement.remarquable que nous avons donné à la biographie de ce dernier. Considéré comme une œuvre d’imagination pure. Gulliver a tant de charmes, et on le lit si souvent qu’une bibliothèque passerait pour incomplète si on ne l’y trouvait pas. Cependant, ce livre a dû perdre de son intérêt avec le temps ; il convenait une foule d’allusions et même de portraits aussi piquants pour les nationaux qu’insipides pour les étrangers et insignifiants pour la postérité. Walter Scott en a donné la clef ; mais _les originaux n’existant plus, les copies s’estompent et s’effacent en tant que crayons historiques ou anecdotiques. Ce fut Vohaire qui, le premier, vanta en France les Voyages de Gulliver. L’abbé Desfontaines en donna une traduction pitoyable (1727) ; il publia une continuation de Gulliver, qui est l’œuvre du traducteur, non de l’auteur. Depuis lors,

VOYA

l’ouvrage de Swift a été fréquemment traduit en français. En dernière analyse, rappelons au lecteur amoureux d’un jugement sommaire que Voltaire a surnommé Jonar than Swift le Rabelais de l’Angleterre.

Ce voyage d’un homme qui est successivement géant dans un royaume de nains et nain dans un pays de géants oifrait des situations d’une application trop naturelle pour ne pas enrichir la langue d’antithèses pittoresques, Urées du cœur même du sujet. Les littérateurs font des allusions fréquentes au chef-d’œuvre de Swift et aux diverses aventures dont Gulliver est le héros. La visite aux Lilliputiens est surtout souvent rappelée.

« Le petit garçon était fort pour son âge, mais laid, disgracieux et farouche à l’excès. Depuis un an qu’on l’avait séparé de sa nourrice, il n’avait vu que’deux êtres humains, son père et sa grand’mère, et il vivait entre ces deux colosses comme Gulliver dans l’île des géants. »

EDMOND ABOUT.

« Cent ans après la mort de saint Charles Borromée, on lui éleva une statue colossale, haute de 96 pieds. On raconte, entre autres choses merveilleuses à propos de cette statue, je ne sais quel dîner de douze couverts qui avait été donné dans la tête du saint archevêque : les cuisiniers étaient dans le livre et l’office dans le bras droit. Cela ressemblait beaucoup à l’histoire de Gulliver dans le pays des géants. »

AL. DUMAS.

« Gulliver ! tu fais rire les enfants et pencher tristement le front du vieillard. Ton conte bleu est une sombre histoire, vraie alors et vraie encore aujourd’hui. L’homme de génie n’est plus l’antique Prométhée enchaîné sur son roc et dévoré par des vautours ; nous avons changé cela : il est surpris et emmaillotté pendant son sommeil par des hommes de 6 pouces. »

LANFREY.

« Cette histoire de la détention de Napoléon à Sainte-Hélène, par "Walter Scott, n’est autre chose que les aventures de Gulliver, livre qui. m’a fait bien rire quand j’étais jeune garçon, et où l’on peut, lire, si comiquement comme quoi les petits Lilliputiens ne savent que faire de leur grand prisonnier^ comme ils grimpent par milliers sur son corps et l’attachent bien ferme avec une foule de cdrdes grosses comme des cheveux, quels immenses apprêts ils font pour lui bâtir tout exprès une grande maison, et comme ils se plaignent de l’énorme quantité de vivres qu’il leur faut lui fournir chaque jour ; comme ils ne cessent de le noircir dans le conseil de l’Etat, et de déplorer qu’il coûte tant au pays ; comme ils seraient bien aises de le tuer, mais comme ils le craindraient encore après sa mort, parce que son cadavre pourrait produire la peste ; comment enfin ils se décident pour la générosité lapins glorieuse, et lui laissent son titre, se contentant de lui vouloir crever les yeux. »

H. HEINE.

Voyage sentimental (LE), par Laurence Sterne (1763, in-12).

Ce voyage ^fantaisiste, aussi célèbre en France.qu’en Angleterre, fut publié l’année même de la mort de l’auteur qui revenait d’un voyage entrepris par lui sur le continent (en France et en Italie) pour le rétablissement de sa santé. Il est impossible de donner l’analyse d’une œuvre dans laquelle l’auteur semble avoir pris à tâche de ne suivre aucun ordre et de n’adopter aucun plan ; c’est un recueil d’anecdotes, de réflexions, de portraits, de citations ; le tout est étincelant de verve comique ; arabesques gracieuses et capricieuses, entremêlées de détails parfois libres et de touchante sentimentalité ; Sterne y met tout en-œuvre pour exciter le rire ou les larmes:lacunes, interruptions, réticences, tout lui est bon. Bien que moins important que Tristram Shandy (v. ce mot), le Voyage sentimental donne, mieux qu’aucun autre ouvrage, la mesure du talent de Sterne. « Aimez-vous Sterne, dit M. Girault de Saint-Fargeau dans l’appréciation de cette œuvre, Sterne, simple et bon, courant le monde, livrant avec délices sa pensée à un vague abandon, étudiant les petits faits de l’âme, et, au milieu de scènes si attachantes, se mettant lui-même en scène, avec une ravissante bonhomie, parce que lui, Sterne ou Yorick, a éprouvé et senti ce que chacun de nous, à sa place, aurait pu éprouver ou sentir ? Vous souvient-il combien il y a de délicatesse et d’émotion d’un cœur honnête dans l’échange de sa tabatière, à lui Sterne, avec la tabatière de corne du bon vieux moine ? Qu’il y a de crainte et d’abandon pudique à la fois dans son entrevue avec la fraîche et gentille soubrette en petit bonnet, en simple tablier ! Que de larmes dans Je récit de la mort du chien de l’aveugle 1 Que de mélancolie dans les pensées qu’éveillé le chant plaintif du sansonnet qui veut la liberté ! Puis que de laisser-

VOYA

aller dans cette rencontra du fifre français, si bon, si franc, si jovial ! Et quelle exquise’sensibilité dansées entretiens avec la pauvre Marie, cette pauvre folle, si émouvante, si ma’heureuse, qui, assise avec sa chèvre sur le bord de la route de Moulins, jouait sur son chalumeau sa plaintive chanson du soir 1 Aimez-vous Sterne ? Sterne donnant, comme il le dit lui-même, carte blanche h son imagination, à sa sensibilité, à son génie ; Sterne qui, monté sur son dada, le laisse prendre la course, aller l’amble, caracoler, trotter on marcher d’un pas triste et languissant ? Si vous l’aimez ainsi, prenez le Voyage sentimental, o II s’est pourtant trouvé un sévère détracteur.de ce charmant esprit ; c’est Thackeray, l’une des gloires de la littérature moderne. On a peine à s’expliquer cette sévérité d’un auteur si bienveillant, d’nutre part, pour Congrève, Steele, Prior, Smollett, Goldsmith et aulres humoristes, a Avec Sterne, dit Thackeray dans ses humoristes anglais. on ne sait jamais où s’arrête la vérité, où commence la nV.tion. Je me rappelle un acteur français qui, après nous avoir réjouis par des chansons du genre grivois, se riiit tout à coup a nous « chanter une mélancolique ballade. Il mit tant d’âme et d’expression dans son chant qu’il toucha toute l’assistance, et luimême semblait ému au point que sa voix, tremblait et que ses veux s’emplissaient de larmes. Je s’uppose que Sterne possédait cette sensibilité factice du chanteur français et qu’il acquit à force d’étude et de persévérance le don des larmes. J’avoue que je ne saurais éprouver une grande sympathie pour cette fontaine intermittente; il me fatigue avec cet éternel appel aux larmes et au rire. Il me semble que je le vois me regardant pour juger de l’effet qu’il a produit sur moi et qu’il va me dire:« Admirez ma sensibilité ! Résisterez-vous à ce trait ? etc. » L’humour de François Rabelais, dont il veut procéder, point de ces façons d’agir….. Sterne est un grand acteur, ce n’est point un humoriste. Il écrit de sang-froid, il se grime, il se déguise et entre » bravement en scène. Je n’en veux d’autre preuve que son fameux Vnyage sentimental. On y voit l’intention manifeste de viser à l’effet pour obtenir les applaudissements de la galerie. Il arrive à l’hôtel Dessein, il a besoin d’une voiture pour aller à Paris. Que fait-il ? Il prépare ses accessoires, comme disent les acteurs. Il trouve dans la cour de l’hôtel une petite berline du genre de celles qu’on appelle « désobligeantes ; » voilà le texte d’une disgression pour nous raconter ses maux et nous forcer à y compatir. Un mot lui a suffi, et Paillasse, monté sur la désobligeante, s’en sert comme d’un tremplin pour divertir l’honorable compagnie. Est-ce là de la vraie sensibilité qu’essayer de nous tirer des larmes à propos d’une vieille voiture ? Sterne me rappelle le vertueux prédicateur, Joseph Surface, passant pour un saint aux yeux de ses dupes crédules. Et l’échange de tabatière avec le franciscain, et les sous qu’il jette aux mendiants de Montreuil, et le fameux âne mort sur lequel il répand un torrent de larmes à monder son mouchoir de poche, et son oraison funèbre ! Va, mon ami, je ne donnerais pas un penny de ton âne et du reste. D’autant plus que ton âne est une réminiscence de celui que tu nous avais servi trois ans auparavant (1765) dans le septième et le huitième livre de TrUtram Shandy. » Arrêtons-nous, cette diatribe n’a pas moins d’une douzaine de pages et nous avouons, pour notre part, ne pas nous associer à l’indignation de Thackeray. A part un peu d’affectation et le ton quelcjue peu déclamatoire de certaines tirades, s’il est un livre, dont l’auteur profond sans y penser, et gai sans chercher à l’être, intéresse en nous initiant à tous les caprices d’une imaginatipn vagabonde, cac ; he une douce mélancolie sous l’apparence d’un récit exact et minutieux de ses sensations, et se joue à la fois du lecteur et de lui-même, c’est sans contredit le Voyage sentimental, véritable chef-d’œuvre et l’éternel désespoir des imitateurs. Sauf le critique anglais que nous venons de citer, il n’y a qu’une voix sur le mérite incontestable de cet ouvrage.

On ignore généralement que ce Lafleur, le domestique, le compagnon et l’ami du voyageur sentimental, n’est point un personnage fictif, « mais un être parfaitement réel et qui accompagna Sterne dans ses excursions sur le continent. Ce brave homme était Bourguignon. Dévoré, dès son enfance, de la passion des voyages, il s’enfuit du toit paternel, à l’âge de dix ans, pour courir le monde et les aventures. Il mena cette existence vagabonde jusqu’au jour où un sergent racoleur l’enrôla sur le pont Neuf. Il battit six ans la caisse daiis lestroupes françaises, déserta à la faveur d’un habit de paysan et arriva à Moutreuil-sur-Mer, où il fut présenté, couvert » de haillons, à Sterne, qui l’agréa immédiatement. Lafleur a donné de précieux détails sur Sterne pendant ce voyage. « Il y avait, dit-il, des moments où mon maître paraissait plongé dans une profonde mélancolie ; alors il avait si rarement besoin de mes services que je me hasardais à entrer sans être appelé et à lui suggérer ce que je croyais le plus propre à le distraire; il souriait et je voyais que je le rendais heureux pour un instant. D’autres fois, on eût dit que ce n’était plus le même homme, le ciel de la France opérait sur lui et il s’écriait:« Vive la joie ! » Ce fut dans un de ces

VOYA

moments qu’il fit connaissance avec la petite grisette du magasin de gants qui vint le voir, chez lui à plusieurs ^reprises. L’âne mort n’est point une invention ; le pauvre, homme en pleurs était aussi simple et aussi intéressant que mon maître le dit. La pauvre Marie n’est pas une fiction, hélas I lorsque nous la rencontrâmes, elle se roulait à terre comme une enïant et se couvrait la tète de poussière ; elle était charmante néanmoins. Mon maître l’aborda avec bonté et la prit dans ses bras ; elle revint à elle, lui raconta ses malheurs et versa des larmes. Marie se dégagea doucement alors et lui chanta un cantique. Mon pauvre maître se couvrit le visage de ses mains et la conduisit jusqu’à sa chaumière. Il y trouva la vieille femme et lui parla sérieusement… Je leur portais tous les jours des aliments de l’hôtel, et lorsque mon maître quitta-Moulins, il laissa de l’argent à la mère. J’ignore combien; ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il donnait toujours plus qu’il ne pouvait. » Ces curieux rensei, gnements sont, puisés dans l’ouvrage de Davy, intitulé Macédoine (Oylio). On y apprend aus’si de Davy que la marquise L…… à qui Sterne fut redevable de son passe-port, est la marquise de Lambert. Terminons par le jugement porté sur le Voyage sentimental par M. Em. Montégut : « Avec le Voyage sentimental, nous avons affaire à un véritable chef-d’œuvre. C’est dans son genre la perfection même. Le livre n’a pas la portée de Tristram Sliandy peut-être, quoique sous son apparente futilité il cache une réelle profondeur ; mais la composition et la forme en sont autrement irréprochables, et la donnée première, quoique moins forte que celle de son aîné, est plus originale en ce sens qu’elle sort plus directement de la nature de l’auteur. Le Voyage sentimental, c’est du plus pur Sterne, filtré, clarifié, réduit à l’état d’essence. Le Tristram Shandy a une tradition, il se rattache en partie à toute une vieille littérature oubliée… mais le Voyage sentimental se rapporte directement à Sterne et n’appartient qu’a lui seul. L’idée de ce livre est une de ces trouvailles heureuses qui classent immédiatement un auteur parmi les hommes originaux. « Non, s’est dit Sterne, je ne voyagerai pas comme ces singuliers touristes qui, avant de s’embarquer, semblent déposer leur cœur dans leur maison, arrêter jusqu’à leur retour la circulation de leur sang, pour qui le voyage équivaut à une suspension des fonctions de la vie, et que les pays étrangers voient transformés en automates contemplatifs. Non, pendant que le bateau, la diligence ou la chaise de poste m’emporteront, mon pouls continuera de battre, mon cœur malade de soupirer et de désirer, mon âme de rêver. » Vous savez s’il a gentiment tenu sa résolution, vous tous qui avez lu le Voyage sentimental. Il n’y a dans toute la littérature de voyages qu’un antre livre qui soit sorti d’une idée aussi originale ; j’ai nommé les lieisebilder de Henri Heine. »

Voyage d’Humphrey Clinker, roman, par Smollett (1771).

La donnée de ce roman est la même que celle de la comédie de Ben Jonson, intitulée : Every man in his humour. Le livre est moins un roman que le récit ou même le jonrual d’un voyage entremêlé d’incidents et d’épisodes romanesques, et raconté sous la forme épistolaire. L’auteur y rend compte des impressions et des aventures d’une famille galloise, durant une tournée à Londres, aux eaux de Bath et de liarrigate, dans le nord de l’Ecosse, et dans plusieurs lieux remarquables. Chacun des voyageurs, suivant son tour d’esprit et son humeur, juge différemment des mêmes objets. A la tête de cette file d’originaux marche un vieux gentilhomme, Martin Bramble, personnage grognon, mais généreux, sorte de bourru bienfaisant qui passe son temps à être malade. Une extrême sensibilité nerveuse ajoute encore à son irritabilité naturelle. Dans toutes les occurrences de la vie, il n’aperçoit jamais que le côté incommode et déplaisant. Tout devient pour lui une source de vexations ; il s’indigne des moindres contrariétés, et ses emportements sont quelquefois fort comiques. La délicatesse et la bienfaisance rachètent les défauts de ce personnage, qui a gardé un fond d’humeur caustique. Le caractère de Tabitha Bramble forme un parfait contraste avec celui de son frère. C’est une vieille fille, bigote, égoïste, revéche, en quête d’un mari ; ses prétentions ridicules, ses puériles agaceries à tous les célibataires et son infatigable industrie pour se procurer un époux font de ce type exagéré une caricature. Melford, jeune homme fraîchement sorti de l’université d’Oxford, a la vivacité, l’éiourderie et l’ardeur de la jeunesse. Sa sœur Lydie, jeune personne d’un cœur sensible et d’un tour d’esprit un peu romanesque, plaît par sa c’andeur et sa naïveté. Leur satisfaction d’eux-mêmes et des autres, leur indulgence pour le monde et l’optimisme si naturel à leur âge, sont en opposition complète avec l’humeur sombre et, chagrine de Bramble. Aussi, le journal de leur voyage diffère tout à fait du sien, et leurs descriptions des lieux qu’ils parcourent sont aussi riantes et gracieuses que celles de leur oncle sont mélancoliques et lugubres. Humphrey Clinker, qui donne son nom à l’ouvrage on ne sait pourquoi, paraît assez tard sur la scène et joue un rôle fort secondaire. C’est un valet méthodiste, un sectaire enthousiaste, simple et crédule à l’excès, mais actif,