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en poussière, l’édifice élevé par Louis XI, miracle de patience, de ruse, d’habileté. Une femme sut opposer une barrière à ce débordement des passions, à cette réaction violente, et de son bras maintenir haut et fier cet édifice. Cette femme, c’était Anne de France, dame de Beaujeu.

Anne de France était née au commencement du règne de Louis XI. On lui fit tour à tour épouser le fils du duc de Calabre, puis celui du duc de Bourgogne. « Elle était, dit Michelet, toujours un enjeu des traités ; mais on prévoyait sans peine que ces mariages par écrit en resteraient là, et que, si le roi prenait un gendre, il le prendrait petit, une créature docile et prête à tout. » Il prit pour tel un cadet de Bourbon, Pierre de Beaujeu : on dit que c’était attacher un vivant à un mort. Pierre de Beaujeu, homme déjà âgé, était cependant doué d’un esprit droit, d’un fort bon jugement et de beaucoup d’équité : il n’était point aussi borné, aussi mort qu’on voulait bien le dire ; il l’était juste assez à la convenance du roi, qu’il servit fidèlement jusqu’à la mort et même au delà.

C’est que Louis XI, esprit jaloux, envieux de toute renommée, de toute gloire, et qui ne pouvait souffrir autour de lui aucune supériorité, aucune égalité ; despote qui voulait régner par lui-même, gouverner à lui tout seul ; qui entendait que tout le monde agît et ne pensât que par lui, avait reconnu dans sa fille Anne une rivale qui deviendrait trop puissante si on ne l’unissait point à quelque « créature petite, docile, prête à tout » et qu’on pourrait facilement mener.

Ce n’est pas que Louis XI eût à l’égard de Mme Anne fait autrement qu’à l’égard de son autre fille Jeanne, cette pauvre Jeanne, si bonne et si sympathique ; et qu’à l’égard de son fils Charles, qui devait lui succéder, et qu’il avait toujours tenu non-seulement loin des affaires, mais loin de l’étude, si bien que le jeune roi, en montant sur le trône, savait à peine lire et écrire… Il avait voulu comprimer aussi et étouffer l’intelligence d’Anne ; mais cette intelligence était de celles qui, tout en pliant, résistent à la compression, et puis, un beau jour, éclatent et d’un seul coup atteignent, dépassent même la hauteur que, libres dans leur mouvement, elles auraient atteinte.

Michelet a fait la remarque suivante : « Il reste fort peu d’actes d’Anne de Beaujeu, il semble qu’elle ait mis autant de soin à cacher le pouvoir que d’autres en mettent à le montrer. Le peu d’écriture qu’on a de sa main est d’un caractère singulièrement décidé, vif et fort, qui étonne parmi toutes les écritures gauches et lourdes du XVe siècle. »

Ici, le jeu d’esprit, le paradoxe du prince de Ligne est singulièrement vrai : vive, décidée et forte comme son écriture, était devenue Mme Anne.

« Elle avait, dit Henri Martin, la ténacité de Louis XI, sa dissimulation, sa volonté de fer. » « C’était, dit de son côté Brantome, une maîtresse femme, pourtant un peu brouillonne. » Et elle-même disait : « Je suis la moins folle femme du monde, car de femme sage, il n’y en a pas. »

Anne de France, en un mot, était seule capable de succéder à Louis XI, de tenir haut et ferme, en sa main de femme, le sceptre de fer qui avait nivelé tout autour de lui, tout abaissé, brisé ; de continuer sa politique, sa vie ; de recueillir son héritage, héritage lourd et terrible, nous l’avons fait déjà pressentir en esquissant en quelques traits le tableau de la France à la mort du roi.

Charles VIII était né le 30 juin 1470 ; il avait quatorze ans à la mort de Louis XI, et, d’après l’ordonnance de Charles V, il était majeur. Pourquoi alors une régence ? Et si, d’après la volonté du défunt, du défunt qui était encore vivant, on en établissait une, pourquoi ne pas la donner à la mère du roi, à Charlotte de Savoie ? Elle lui appartenait de droit, et, à défaut de la reine mère qui, tremblante encore devant l’ordre de son tyrannique époux, n’eût pas accepté cette régence si elle lui avait été offerte, pourquoi ne pas la confier au duc d’Orléans, premier prince du sang et héritier présomptif de la couronne ; au duc de Bourbon, respecté à cause de son âge et des services déjà rendus à la couronne ?…

En ces circonstances difficiles, Anne se conduisit en politique prudent, habile, consommé, en digne fille de Louis XI.

Ce fut dans les états généraux qu’éclatèrent toutes les plaintes, toutes les rancunes, toutes les ambitions, et que se fit jour tout à coup la réaction que nous notions au commencement de cet article. Mais combien peu semblables furent ces états de 1484, aux états sérieux et vraiment imposants de 1409 et de 1357 ! Cette fois, ni Marcel ni les cabochiens, c’est-à-dire le peuple, n’étaient là. À peine parla-t-on de lui. L’aristocratie seule fut en scène en cette cérémonie, mais, comme au temps du roi Louis XI, n’ayant l’air de parler qu’au nom de la nation, du droit, du bien public. « Il était difficile, dit Michelet, de se méprendre sur le sens des plaintes que les nobles portaient au nom du peuple. » Ils demandaient justement les deux choses que le peuple redoutait ; qu’on leur rendît les places frontières, qui, dans leurs mains, avaient tant de fois ouvert la France aux ravages de l’ennemi, et que l’on respectât leur droit de chasse, c’est-à-dire le ravage permanent des terres, l’impossibilité de l’agriculture… ; que l’on revînt aux armées, aux impôts du bon roi Charles VII ; que l’on remontât de vingt ou trente ans pour les ventes, et que l’on pût racheter les biens aliénés alors avec condition de rachat. Les prix de rachat stipulés si anciennement étaient minimes ; les nobles eussent tout repris pour rien, ruiné les acheteurs, qui étaient les bourgeois…

« Tout avorta. La langue d’oil et la langue d’oc ne purent jamais s’entendre, grâce à l’habileté d Anne. »

Deux princes, venons-nous de dire, étaient seuls et réellement en présence, et pouvaient influer sur les états généraux : le duc de Bourbon et le duc d’Orléans. Anne fit ses efforts pour gagner le premier ; elle lui représenta que, si les états n’étaient point pour elle, à coup sûr ils ne seraient jamais pour lui, mais pour le duc d’Orléans ; il devait donc se liguer avec elle, afin que l’autorité restât du moins dans la maison de Bourbon. De plus, elle lui promit la charge de connétable, que le vieillard ambitionnait depuis trente ans ; elle réussit enfin, et n’eut plus qu’un seul ennemi à combattre… Ennemi tout-puissant, il est vrai, quoique ayant à peine vingt-deux ans, et quoique jusque-là on l’eût vu plus soucieux des plaisirs que des affaires, et aimant mieux, dit l’histoire latine de Louis XII, sauter des fossés de quinze pieds que de discuter des titres royaux ; mais il était l’héritier de Charles VIII, regardé déjà comme maître à cause de la santé débile du roi, et encouragé à la révolte par les courtisans, surtout par son cousin l’habile et intrigant Dunois…

À celui-ci Anne opposa Philippe Pot, sire de la Roche, l’un des conteurs des Cent nouvelles Nouvelles, le précepteur de Charles VIII. Lorsque le prince du sang se leva et parla pour lui-même au nom du bien public, le rusé bourguignon « fit taire tous ces amis du peuple en passant de cent lieues tout ce qu’ils avaient dit. » « La royauté, dit-il, est une fonction, non point un héritage, et ne doit point, à l’instar des héritages, être nécessairement confiée à la garde des tuteurs naturels, des plus proches par le sang. » Il ne se renferma pas dans la question du moment, mais s’élança avec hardiesse sur un plus vaste terrain. « L’histoire nous enseigne, s’écria-t-il, et je l’ai appris de mes pères, qu’au commencement les rois furent créés par la volonté du peuple souverain : on élevait au rang suprême les plus vaillants et les plus sages, et chaque peuple élisait ses chefs pour son utilité. Les princes doivent enrichir l’État (rempublicam), et non s’enrichir à ses dépens. République signifie chose du peuple : qui peut contester au peuple le droit de prendre soin de sa chose, et comment les flatteurs osent-ils attribuer le pouvoir absolu au prince, qui n’existe que par le peuple ? Quiconque possède, par force ou autrement, sans le consentement du peuple, le gouvernement de la chose publique, n’est qu’un tyran et un usurpateur du bien d’autrui… Nous ne discuterons pas ici les limites du pouvoir d’un roi en âge de gouverner ; mais c’est bien le moins que, dans le cas contraire, le pouvoir retourne à sa source, c’est-à-dire au peuple… J’appelle peuple, non la plèbe, mais les trois états réunis, et j’estime les princes eux-mêmes compris dans les états généraux : ils ne sont que les premiers de l’ordre de la noblesse… »

Cette harangue est certes fière et belle ; mais nous croyons que M. Henri Martin se trompe, lorsque, la prenant au sérieux, il dit : « C’est la première apparition, dans nos annales, de ce républicanisme classique qu’avait enfanté la Renaissance, et qui devint un élément si considérable de la politique moderne. » Allons donc ! le républicanisme était sur les lèvres du discoureur, et non point dans son cœur ; c’était un républicanisme de commande, de déclamation, un jeu, un artifice de rhétorique, c’était de bonne guerre au reste : à menteur, menteur et demi.

Tout avorta. Cependant le peuple, au nom duquel on avait tant parlé, y gagna quelque chose : les impôts arbitraires et excessifs, qui, durant vingt-deux années, avaient pesé sur lui, furent abolis ; et les méchants conseillers de Louis XI furent sacrifiés à sa vindicte : Olivier le Daim, comte de Meulan, fut pendu au gibet de Montfaucon ; Doyat fut pilorié aux halles, sa langue percée et ses deux oreilles coupées, une à Paris, l’autre à Montferrand, où il avait exercé la charge d’officier royal ; Coictier, l’avide médecin du roi défunt, perdit ses terres et fut condamné à payer une rançon de 50,000 écus.

Toutes les aliénations du domaine royal, faites par le roi défunt aux particuliers, même à l’Église, furent révoquées. Anne étendit aussi ses actes de réparation à plusieurs princes : le comte du Perche fut délivré de la prison, et les enfants du duc de Nemours sortirent de leur cage de fer ; le prince d’Orange fut remis en possession de ses terres ; le duc Jean de Bourbon fut investi de la lieutenance générale du royaume, puis devint connétable ; le comte de Dunois eut le gouvernement du Dauphiné.

Le duc d’Orléans lui-même eut aussi sa part : Il fut nommé lieutenant général de l’Île-de-France, de la Picardie et de la Champagne.

Bien plus, les états généraux, qui, en aucune façon, ne maintinrent à Anne de Beaujeu la garde et le gouvernement de son frère, statuèrent qu’au premier prince du sang appartenait la présidence du conseil privé, mais seulement en l’absence du roi. Cette réserve donnait en réalité tout pouvoir à Mme Anne. De bonne heure, en effet, cette « maîtresse femme » ainsi que l’appelle Brantôme, s’était appliquée à dominer son frère, et, depuis longtemps, ce petit être, faible d’intelligence autant que de corps, se laissait gouverner par sa hautaine et intelligente sœur ; par elle il agissait, pensait ; par elle et sur son ordre, il allait au conseil dicter des lois.

Le ressentiment du duc d’Orléans éclata bientôt violemment ; d’abord par un mot, un mot assez vif en vérité, ensuite par une déclaration de guerre. Voici ce mot : le prince jouait à la paume avec des courtisans et en présence du roi ; un coup est discuté, et on en appelle au jugement de Mme Anne, qui décide aussitôt contre son beau-frère. Piqué, irrité, le duc d’Orléans s’oublie jusqu’à dire à mi-voix et en se tournant vers la galerie : « Il n’y a qu’une p….. pour juger ainsi. »

La déclaration de guerre suivit de bien près le mot que nous venons de rapporter, et en fut peut-être le résultat. À son lit de mort, Louis XI avait fait jurer au duc d’Orléans de ne jamais, en aucun cas, s’unir au duc de Bretagne. Ce fut précisément à la cour de ce vieil ennemi de la France que le prince se retira, entraînant plusieurs princes de son parti, et au moment où il allait, dit-on, être arrêté par ordre de Mme Anne.

Ce n’est point ici le lieu de raconter les différents actes de la lutte entre la Bretagne et la France, de cette guerre si bien nommée guerre folle, dont la Trémoille opéra le dénoûment à la bataille sans merci de Saint-Aubin-du-Cormier, le 27 juillet 1488, et qui aboutit à la paix signée à Sablé, le 20 août de la même année.

Par cette paix, le duc s’obligeait à renvoyer tous les étrangers ennemis du roi, et à ne plus les recevoir ; il perdait les villes de Fougères, Saint-Aubin-du-Cormier, Dinan, Saint-Malo, avec tout leur territoire ; il se reconnaissait enfin sujet de Charles VIII, que, par ses lettres, il appelait son souverain seigneur.

L’instigateur, le duc d’Orléans, fut traîné de forteresse en forteresse, de Sablé à Lusignan, pour être enfin enfermé dans la tour de Bourges, tandis que le prince d’Orange, son allié, était envoyé au château d’Angers, malgré les pleurs de la bonne et sympathique Jeanne, et les prières de Charles VIII à sa sœur Anne de Beaujeu.

Anne triomphait donc. Sans titre ni pouvoir légal, malgré l’opposition qui autour d’elle devient de plus en plus marquée, elle conduit et dirige tout, elle règne, et elle règne de façon à faire croire à cet axiome de l’ancienne monarchie « le roi ne meurt jamais. » C’est Louis XI qui vit en elle, c’est la politique du roi défunt qu’elle continue ; c’est la même œuvre grande et difficile, c’est l’unité de la France qui la préoccupe avant tout.

Le duc de Bretagne survécut peu à la bataille de Saint-Aubin ; le 9 septembre 1489, il mourait épuisé par la débauche. Deux années après, le 16 décembre, se célébrait, au château de Langeais, en Touraine, le mariage de Charles VIII, déjà fiancé à Marguerite d’Autriche, fille de Maximilien, et avec Anne de Bretagne, déjà fiancée de son côté à ce même Maximilien.

« Ce dénoûment soudain, dit Henri Martin, si habilement amené, réunit pour toujours la Bretagne à la France, au moment où l’Europe croyait déjà voir cette province aux mains de l’ambitieuse maison d’Autriche. La vieille Armorique, dont tous les ennemis de la France comptaient faire leur place d’armes et leur poste avancé, se retourna tout à coup et devint l’avant-garde de la France contre l’Angleterre : elle livrait à la nation française cent lieues de côtes de plus, et, pour défendre ces côtes, tout un peuple de soldats et de marins héroïques. Tout le magnifique littoral gaulois, depuis les confins de la Flandre jusqu’à Bayonne, était français désormais, excepté cette côte de Calais, qu’ombrageait encore la bannière des léopards, comme un dernier stigmate de la conquête étrangère. »

L’œuvre de Louis XI, le but detous ses efforts, le rêve de toute sa vie était donc réalisé, et réalisé par sa fille Anne de Beaujeu.

Anne de Beaujeu, cependant, dont un historien contemporain a dit que « elle eût été digne du trône par sa prudence et son courage, si la nature ne lui eût refusé le sexe auquel est dévolu l’empire, » la très-ferme et habile sœur de Charles VIII commit cependant, disons-le aussi, deux grandes fautes durant son administration : par une singulière contradiction avec sa politique, avec la politique de son père, et guidée par un fatal orgueil de famille, elle combla de dignités la maison de Bourbon, prodigua les provinces, et permit au fameux et remuant connétable, le plus dangereux représentant de la féodalité, d’écrire sur son épée l’audacieuse, la fanfaronne devise Penetrabit… L’autre faute fut de rendre à Ferdinand et à Maximilien le Roussillon, la Franche-Comté et l’Artois, sans exiger même de ce dernier prince la restitution de l’argent que lui avait prêté Louis XI. Un moine, confesseur d’Anne et que Ferdinand avait gagné, fit croire, dit-on, à sa pénitente, que cette restitution était le prix auquel Dieu mettait le passage de Louis XI du purgatoire en paradis.

Ce moine fut peut-être pour quelque chose dans cet acte d’Anne de Beaujeu ; mais, à coup sûr, il n’employa pas le moyen que nous venons de rapporter, et peu fait pour persuader une fille telle que celle de Louis XI : mais cette restitution fut-elle vraiment une faute ? Michelet cherche à en décharger Anne. « Une mesure étonnante, dit-il, pour les contemporains de Commines, de Machiavel, ce fut celle qu’on avait louée dans saint Louis et qu’on blâmait dans Charles VIII, celle d’ouvrir son règne par une restitution… Cela pouvait être hasardeux ; mais, sans nul doute, on achetait ainsi les sympathies de l’Europe. Cette faute, si c’en était une, n’eût pas fait tort à Huniade. Il fallait seulement la soutenir, cette belle faute, se montrer grand et rester digne des voix prophétiques qui proclamaient la France au delà des Alpes, et qui l’appelaient l’envoyée de Dieu. »

De cette expédition d’Italie, à laquelle vient de faire allusion Michelet, date la disgrâce d’Anne de Beaujeu ; car la disgrâce vint à son tour. Déjà Anne avait rencontré de l’opposition dans le conseil et chez son frère, lorsque, en 1488, elle avait, malgré la soumission du duc de Bretagne, demandé qu’on usât de sévérité envers ce prince, comme envers le duc d’Orléans. Deux ans après, en 1491, elle vit combien plus encore avait diminué son ascendant sur le roi, lorsque celui-ci, cédant aux larmes de Jeanne, aux conseils de Georges d’Amboise, du comte d’Angoulême, aux conseils de Graville, de Miollans, de Cossé, alla lui-même délivrer le duc d’Orléans. « Charles, dit Saint-Gelais, qui avait le cœur tout généreux et libéral, lui sauta au cou et ne savait quelle chère (accueil) lui faire pour donner à connaître qu’il agissait de son propre mouvement. Charles emmena Louis, couchant avec lui dans le même lit, et lui donnant publiquement les plus grandes marques d’amitié : il le nomma gouverneur de la Normandie (mai 1491). »

À quatorze ans, Charles VIII demandait qu’on lui apportât un portrait de Rome. Rome, l’Italie ! tel était le rêve qu’avaient fait éclore en son imagination ses courtisans, entre autres ses deux favoris, de Vese et Briconnet, le premier son valet de chambre, le second un ancien marchand. Ce pays du soleil et des fleurs, de l’art et de la poésie, des palais de marbre et des grands souvenirs, ce pays des fées, ils le lui montraient sans cesse comme lui appartenant, bien mieux, l’appelant de tous ses vœux. Mais Anne s’était toujours opposée à cette expédition, et avait retenu l’enfant, qui voulait aller voir les belles choses qu’on lui promettait. Un beau jour, le roi fit acte d’autorité et il partit.

Alors, celle qu’on appelait Madame la Grande vit que son règne était passé, bien passé, et elle se retira dans une de ses terres, à Chantellis.

Le 31 décembre 1494, l’armée de Charles VIII fit son entrée dans Rome, et non-seulement Rome, mais l’Italie, mais l’Europe entière furent épouvantées. Cette épouvante, c’est l’éloge du gouvernement d’Anne de Beaujeu, de celle qu’on venait d’exiler. On croyait que, sous sa main de femme, la France avait faibli, on la croyait épuisée… Tout à coup, on la voit se lever puissante et redoutable.

Et cependant Anne avait déchargé le peuple des impôts dont Louis XI l’avait accablé ; et cependant plus d’exactions, plus de confiscations, plus de ces moyens arbitraires employés par Louis XI… « Mais, dit encore Michelet, l’état de la France avait énormément changé, et changeait d’année en année. On cultivait bien plus ; bien plus de gens payaient l’impôt et plus facilement. C’était moins le fait du gouvernement que le résultat naturel de la disparition des cruels mangeurs féodaux qu’avait mangés le dernier roi. La folle et prodigue cour d’Anjou n’existait plus… L’orgueil sauvage et meurtrier de la maison de Bourgogne n’effrayait plus le Nord. Les Nemours et les Armagnacs n’étaient plus en mesure d’ouvrir la Gascogne à l’Espagne. Toute province avait désormais sa barrière. L’Île-de-France, en profonde paix, travaillait, labourait derrière la Picardie ; et celle-ci était abritée par les Bourguignons. Le Languedoc, garanti par les acquisitions nouvelles, redevenait le grand et magnifique centre du Midi. »

Celle qui avait fait tout cela, nous venons de la voir s’exiler à Chantellis, où elle mourut en 1522.

Le 15 juillet 1830, raconte l’historien que nous venons de citer, Mme la duchesse d’Angoulême, passant en Bourbonnais et visitant l’abbaye de Souvigny, sépulture des ducs de Bourbon, se fit ouvrir leurs caveaux et voulut les voir dans leurs cercueils. Tout était poussière, ossements desséchés. Un de ces morts avait seul résisté ; il gardait ses cheveux, de longs cheveux châtains : c’était Anne de Beaujeu.


BEAUJEU (Christophe DE), seigneur de Jeaulges, poète français du xvie siècle. Issu de la noble famille de Beaujeu, il se conduisit avec distinction dans les guerres d’Espagne sous Henri III ; puis, tombé en disgrâce et forcé de quitter la France, il habita la Suisse et l’Italie, où il s’adonna au culte de la poésie et des belles-lettres. Lorsque Henri IV fut monté sur le trône, il revint dans sa patrie, où il reçut un commandement dans les troupes