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KANT
jours. Il fut temporairement recteur de l’université de Kœnigsberg, en 1786 et en 1788. La Critique de la raison pure lui avait alors acquis une notoriété considérable, et, en 1787, l’Académie de Berlin l’admit au nombre de ses membres. Plus tard, il eut, par ancienneté, le titre de doyen de la Faculté de philosophie. Aucune des faveurs par lesquelles on a récompensé depuis le mérite littéraire ou philosophique ne vint le tirer de sa médiocrité de professeur. Les lettres allemandes sortaient à peine de l’enfance. On estimait assez peu le savoir universitaire. Les distinctions et la fortune étaient, sous Frédéric II, pour les étrangers, et surtout pour les Français, que le roi de Prusse attirait à sa cour ; et puis Kant était modeste par tempérament, et n’ambitionnait ni la gloire ni la fortune. C’était un penseur solitaire, vivant dans un autre monde que celui de la terre. Vers la fin de sa carrière, quand son nom commença à briller au sommet des sciences philosophiques, les étrangers affluaient à Kœnigsberg pour le voir. C’était une fantaisie à laquelle il se prêtait difficilement ; il était même étonné du fait, et s’y dérobait de son mieux. On raconte qu’il ne consentait à recevoir de visites que debout, à la porte de son cabinet, et que jamais l’entrevue ne durait plus de quelques minutes. Il s’était fait quelques amis, qu’il recevait à sa table, et avec lesquels il vivait en petit comité ; il leur disait quelquefois : « J’ai vu aujourd’hui des curieux à crachats. » A l’exemple, de la plupart des grands penseurs de tous les siècles, il resta célibataire. Ce ne fut peut-être pas pour la même raison qu’eux, c’est-à-dire pour conserver sa pleine indépendance. Il fut deux fois sur le point de se marier. Mais la modicité de sa fortune était un obstacle devant lequel il lui fallut reculer ; et puis il était trop occupé pour avoir le temps de songer aux soins domestiques. Quelques années avant de mourir, sa raison l’abandonna : il en avait trop usé. Il vit néanmoins venir sa fin avec sang-froid. « Je ne crains pas la mort, disait-il ; je saurai mourir. Je vous assure devant Dieu que, si je la sentais approcher cette nuit, je lèverais les mains et je dirais : Dieu soit béni. Ce serait tout autre chose si j’avais causé le malheur d’une de ses créatures. » Il avait pris pour devise deux vers latins qu’il récitait souvent :
Summum credo nefas animam præferre pudori
Et propter vitam vivendi perdere causam.

Kant fut donc un homme de mœurs intègres et d’une modestie exemplaire. Mais s’il fut un des plus profonds investigateurs qu’on puisse rencontrer parmi les modernes en tout ce qui concerne l’entendement et ses fonctions, si l’on a écrit trois ou quatre mille volumes de commentaires sur ses œuvres, et s’il a fondé une école à laquelle appartiennent, à des titres divers, les plus grands philosophes de l’Allemagne du xixe siècle, son caractère moral fut loin d’atteindre à cette hauteur. Il n’avait cultivé en lui que l’organe cognitif, comme il appelle l’entendement. Il était tout à fait étranger à l’éloquence, à la poésie et à tout ce qui se rattache au sens affectif et imaginatif de l’âme. Les plus beaux mouvements oratoires lui semblaient un déguisement de la mauvaise foi, et il appelait le haut style des moralistes « de la prose en délire. »

Les amis de Kant nous ont transmis, sur sa manière d’être, de se vêtir, de manger, de se coucher, de se promener, une foule de particularités assez curieuses. N’était le respect qu’on doit à une si haute personnalité, leurs indiscrétions feraient croire qu’il était un peu maniaque. Grâce à leurs récits, on sait qu’il se levait en tout temps à cinq heures du matin, prenait quelques tasses de thé, fumait sa pipe, tout en composant le plan des travaux de sa journée, descendait faire son cours à sept heures, dînait à une heure, et se promenait pour faire sa digestion. Jusque-là, il n’y a rien de bien extraordinaire ; mais ils nous apprennent en outre que, toujours inquiet de sa santé, il se préoccupait beaucoup de l’état de l’atmosphère, de l’électricité surtout, qu’il croyait conjurée contre lui, et que, pour ne pas gêner la circulation du sang dans ses jambes, par l’emploi des jarretières, il soutenait ses bas de soie à l’aide de cordes à boyau fixées par des ressorts élastiques à ses goussets de montre. En fait de musique, il aimait surtout le tapage, et se délectait à entendre les fanfares militaires. Il abhorrait la bière, et quand on lui annonçait la mort de quelqu’un : « C’était sans doute un buveur de bière, » disait-il. S’il s’agissait d’un Allemand, il avait grande chance de ne pas se tromper. Il lui fallait uniformément 14 degrés de chaleur, et il se croyait malade pour 1 degré de plus ou de moins. Il ne respirait jamais que par le nez, de peur d’introduire une trop grande quantité d’air froid dans ses poumons, et s’informait de la mortalité des chats, sur lesquels il supposait que l’électricité, son ennemie, avait une grande influence. Sa promenade méthodique, par les mêmes rues et aux mêmes heures, était l’amusement des badauds. « Je ne crois pas, dit Henri Heine dans son livre de l’Allemagne, que l’horloge de la cathédrale de Kœnigsberg ait accompli sa tâche avec plus de régularité que son compatriote Kant. Les voisins savaient qu’il était exactement trois heures et demie quand Emmanuel Kant, vêtu de son habit gris, son jonc d’Espagne à la main, sortait de chez lui et se dirigeait vers la petite allée de tilleuls qu’on nomme encore à présent, en souvenir de lui, l’allée du philosophe. Il la montait et la descendait huit fois par jour, en quelque saison que ce fût, et, quand le temps était couvert ou que les nuages annonçaient la pluie, on voyait son domestique, le vieux Lampe, qui le suivait d’un air vigilant et inquiet, le parapluie sous le bras. Les bons bourgeois de Kœnigsberg, quand le vieux professeur passait à l’heure dite, le saluaient respectueusement et réglaient d’après lui leur montre. » A sa mort, on se disputa les moindres objets qui lui avaient appartenu ; une vieille casquette, qu’il avait portée vingt ans, une paire de souliers hors d’âge, se montrent encore à Kœnigsberg comme des reliques.

Sur la vie de Kant et spécialement ses dernières années, on peut lire avec intérêt les récits de deux de ses élèves et amis : Letzte Æusserungen Kant’s, par M. G. Hasse (1804), et Immanuel Kant, in seinen letzten Lebensjahren (1804), documents curieux que V. Cousin a traduits en partie dans une étude qui porte le même titre : Kant dans les dernières années de sa vie (1857, in-8º). Quant aux doctrines du grand philosophe, outre les articles consacrés à ses principaux ouvrages, nous en envisageons l’ensemble à l’article kantisme.

KANTAKUZÈNE, nom d’une célèbre famille grecque. V. Cantacuzène.

KANTALICOUNDA, comptoir anglais sur la Gambie (Afrique occidentale), entre Fattahenda, que les indigènes nomment Fattahéguinda et Yabouhenda. Cet établissement, comme presque tous les comptoirs établis sur le fleuve, se compose de deux caravansérails situés sur les deux rives de la rivière, en face l’un de l’autre, de façon que les marchands indigènes du nord et du sud puissent venir faire la traite avec les commerçants européens. Le comptoir proprement dit est un vieux brick démâté, rasé en ponton et mouillé, à poste fixe, au milieu du fleuve ; c’est là que sont emmagasinées les marchandises qui servent à l’échange, telles que tabac, tafia, coton, sucre, quincaillerie, verroterie, fusils à pierre, simples et doubles, poudre, balles, etc. Les marchandises sont ainsi a l’abri du pillage et sous la garde d’un noir. Quant aux caravansérails dont nous avons parlé, ce sont simplement quelques cases en paille et en bambou, qui servent d’abri pendant les transactions. Il est à remarquer que les marchandises des Anglais et le comptoir lui-même ne sont défendus que par un seul homme. Il faut attribuer cela au respect que cette nation a su imposer aux peuplades du pays, et aussi au caractère de ces peuplades, beaucoup plus pacifiques que celles du Sénégal. Les denrées que les indigènes livrent en échange des produits européens sont principalement : la cire, les arachides, les peaux et le riz. Elles se chargent dans de grands chalands plats qu’on remorque pour remonter le fleuve, et qui, quoique calant très-peu d’eau, portent un tonnage très-fort.

KAN-TCHÉOU, ville forte de Chine, dans la province de Kiang-Tchéou, par 39° de latit. N., et 98° 35’ de long. E., sur le Kan et le Tchan. C’est une place de commerce considérable. Les murs, flanqués de bastions carrés, sont en bon état. On y remarque un temple dédié à Confucius, ainsi que des fabriques de sucre et de vernis très-estimé. Dans les environs de la ville, s’élèvent une tour de neuf étages et une pagode où les mariniers chinois viennent offrir des sacrifices pour rendre les génies favorables à leur passage entre des rochers qui, à une journée de Kan-Tchéou, obstruent le cours rapide du fleuve.

KANTELAAR (Jacques), littérateur hollandais, né à Amsterdam en 1759, mort à Zwooll en 1821. Il exerça les fonctions de pasteur protestant à Westwoud et à Almelo, se signala par son patriotisme, et, pour éviter d’être inquiété, se retira à Amsterdam en 1787. Nommé, en 1796, membre de l’Assemblée nationale des Pays-Bas, il s’y fit remarquer par son éloquence, et fut un des orateurs les plus remarquables du parti modéré. Par la suite, il devint banquier à La Haye. Kantelaar était membre de l’Institut des Pays-Bus. Outre des pièces de vers, on a de lui : Specimen observalionum criticarum ; Considérations sur les belles-lettres (Amsterdam, 1793, 3 vol. in-8º) ; Traité sur la poésie pastorale (Amsterdam, 1813), ouvrage couronné par la Société des sciences d’Amsterdam ; Euterpe (1815-1816), magasin littéraire, où il a donné d’intéressants articles sur les poëtes nationaux ; Discours et poésies de Kantelaar (Harlem, 1825, in-8º). Kantelaar fut un critique judicieux et fin, un écrivain plein de verve et de goût, un homme de bien aux aspirations politiques élevées et libérales. A tous ces titres, il a exercé sur son temps une heureuse et salutaire influence.

KANTEMIR, nom de divers personnages. V. Cantemir.

KANTERKAAS s. m. (kan-tèr-ka-ass). Comm. Sorte de fromage fait en Hollande.

KANTIEN, ENNE adj, (kan-tiain, iè-ne). Philos. Qui a rapport à la philosophie de Kant : Système kantien. Catégories kantiennes.

KANTISME s. m. (kan-ti-sme). Philos. Système de philosophie fondé, à la fin du xviiie siècle, par Emmanuel Kant.

Encycl. Nous avons analysé ailleurs les trois célèbres Critiques de Kant ; nous nous proposons de donner ici, sous le nom de kantisme, une esquisse générale et complète de cette philosophie, qui marque une étape nouvelle dans l’histoire de l’esprit humain. Rien n’est plus difficile que d’exposer brièvement une doctrine aussi complexe et aux apparences si contradictoires ; heureusement pour nous et pour nos lecteurs, un philosophe suisse, aux vues larges et profondes, versé dans la connaissance de la philosophie allemande, M. Ch. Secrétan, de Neufchâtel, nous facilitera la tâche ; nous nous permettrons de recourir assez souvent à sa remarquable Philosophie de la liberté.

Si Locke et Hume n’avaient pas existé, il est permis de croire que Kant n’aurait jamais écrit ; s’ils n’avaient pas nié tous les deux l’existence d’un élément universel et nécessaire dans la pensée humaine, peut-être le philosophe de Kœnigsberg ne se serait jamais avisé de rechercher s’il y a des vérités a priori, et quelles sont ces vérités. Le sensualisme de Locke et le scepticisme de Hume suscitèrent le criticisme. Le problème du criticisme est celui-ci : Y a-t-il des vérités a priori ? et s’il y en a, jusqu’où peuvent s’étendre leurs applications légitimes ?

Descartes, cet audacieux novateur, n’était pas aussi radical que Kant ; il se demandait seulement : « De quoi suis-je certain ? » Kant se demande : « Ai-je le droit d’être certain ? » Aussi ne débute-t-il pas par une psychologie et une métaphysique, mais par un examen critique de toutes nos facultés. C’est là l’originalité de sa doctrine. On peut se demander s’il est réellement nécessaire de faire précéder la science proprement dite par une critique de l’esprit humain. La réponse à cette question sera une condamnation ou une apologie du criticisme tout entier.

M. Secrétan, avec lequel nous regrettons d’être en désaccord sur ce point important, remarque que, si la philosophie, comme Kant le proclame, est impossible avant la critique de l’esprit humain, il faudrait une seconde critique qui nous éclairât sur l’usage et sur la portée des facultés au moyen desquelles nous entreprenons la première, et ainsi de suite. « Il n’y a donc pas, conclut-il, de nécessité logique à faire du problème de la connaissance la question préalable en philosophie. Je dis plus : non-seulement il n’est pas indispensable, mais il est impossible de traiter isolément l’analyse de l’esprit humain ; du moins, en la détachant ainsi de l’ensemble des questions philosophiques, n’est-il pas permis d’en attendre autre chose qu’un résultat provisoire et problématique. » (Philosophie de la liberté.) Cette objection est spécieuse ; mais il nous semble facile d’y répondre, en nous aidant de Kant lui-même, et de prouver ainsi la légitimité du criticisme. La philosophie proprement dite cherche à saisir l’absolu en lui-même, c’est-à-dire objectivement, en dehors de l’esprit ; la critique considère l’esprit en lui-même, c’est-à-dire dans son usage purement subjectif et formel, en dehors de toute application aux objets. Elle porte donc, non pas sur ce qu’on appelle d’ordinaire la connaissance, ou sur le rapport de l’objet au sujet, mais simplement sur le sujet. Et, ne nous y trompons pas, elle ne se borne pas à constater dans l’esprit la présence de tels ou tels éléments, à cataloguer des faits intellectuels, elle fait plus : elle veut expliquer la possibilité de ces faits et vérifier les droits de.l’esprit. Si l’esprit sort vainqueur de cet examen, de cette sorte de vérification de pouvoirs, la métaphysique lui est ouverte ; il pourra spéculer en toute liberté sur Dieu et sur le monde ; jusque-là, toutes ses recherches sont vaines, tous ses résultats sont stériles, car il ne peut se prouver à lui-même la légitimité de ses recherches, la valeur de leurs résultats. La critique nous semble donc un préliminaire indispensable à la métaphysique, et les termes du problème posé par Kant ne sont pas contradictoires, si l’on songe à la distinction que lui-même établit entre l’usage purement subjectif et l’usage objectif de la raison, entre la forme et la matière de la connaissance. Le criticisme néglige la matière et ne s’attache qu’à la forme ; il aboutit, comme nous le verrons, à la négation de la métaphysique. Qu’importe ? La raison spéculative ne sera plus exposée à s’égarer dans Le pays des chimères.

Après avoir démontré la légitimité du kantisme, il nous faut maintenant en exposer les grands résultats. Dans ses trois critiques, Kant dresse l’inventaire des vérités a priori qui dirigent l’exercice de nos diverses facultés. Il commence par les facultés théoriques et passe ensuite aux facultés pratiques et à une faculté mixte qu’il appelle le jugement. Nous renvoyons nos lecteurs aux analyses que nous avons données de la Critique de la raison pure, de la Critique de la raison pratique et de la Critique du jugement. Il suffit à l’objet que nous nous proposons ici dé rappeler que, dans la Critique de la raison pure, Kant démontre la présence d’un élément a priori dans la connaissance humaine, qu’il fait l’inventaire des idées à priori, et ne leur accorde qu’une valeur subjective ; de sorte que, selon lui, nous ne pouvons connaître que nos propres facultés, tout en sentant qu’il existe hors de nous un monde réel, mais inaccessible à notre entendement ; tout ce que nous pouvons faire, c’est de fournir, grâce aux principes purs que nous trouvons en nous, un lien aux phénomènes qui nous entourent ; mais quant aux noumènes (ou choses en soi), ils sont relégués dans une sphère où la raison pure ne saurait pénétrer. Voila en deux mots le résultat de la première critique. Elle conclut spéculativement à l’inanité de la métaphysique. Après cette conclusion, on est en droit de s’étonner que la métaphysique idéaliste allemande de Schelling et de Hegel ne soit qu’un prolongement, qu’une émanation du kantisme. Expliquons-nous sur cette apparente contradiction.

La Critique de la raison pure aboutit à la négation de la métaphysique transcendante ; elle nie que l’esprit puisse saisir hors de lui des substances et des causes ; mais elle nous semble un admirable traité de métaphysique immanente, cette science qui, sans dépasser la sphère où l’expérience est possible, prétend trouver dans les lois de la pensée les lois mêmes de l’univers. Du point de vue où il s’était placé pour expliquer le fait de la connaissante, Kant devait être conduit jusqu’aux confins de l’idéalisme pur, Il dit quelque part : « Toutes choses appartiennent au même tout d’expérience ; dès lors, le moi subjectif et le monde qu’il contemple doivent être considérés comme les deux faces, comme la double manifestation et le double produit d’un même principe et d’une même essence. »

« Grande parole, dit M. Secrétan, qu’on ne saurait contester, qu’on peut interpréter en sens divers, et qu’on n’approfondira jamais assez. Sans une identité intime du sujet connaissant et de l’objet connu, il n’y a pas de science possible. Kant constate cette vérité avec la philosophie de tous les siècles. Il l’explique par un idéalisme subjectif mitigé, en faisant du monde le produit de l’esprit humain, excité par l’action inconnue d’une cause inconnue, qu’il appelle la chose en soi. Mais de cet idéalisme mitigé à l’idéalisme pur il n’y avait qu’un pas : il n’y avait qu’à effacer cette chose en soi dont nous ne pouvons rien savoir, puisque, pour la connaître, il faudrait se dépouiller précisément de toutes les facultés au moyen desquelles nous connaissons. Et la suppression de la chose en soi n’exigerait pas grand effort de logique. » Ce petit effort de logique fut fait par les métaphysiciens successeurs de Kant, et voilà comment la Critique de la raison pure, qui semblait la condamnation spéculative de la métaphysique, fut le point de départ de la métaphysique la plus audacieuse qui ait jamais paru. Toutefois, n’exagérons rien. Cet idéalisme pur, où la logique rigoureuse le pousse malgré lui, Kant l’a toujours désavoué ; tant qu’il reste dans le domaine de la raison pure, la kantisme maintient l’opposition du phénomène et du noumène, de la connaissance logique, la seule que nous puissions posséder, et de l’intuition intellectuelle, qui, si nous en étions doués, nous permettrait la contemplation directe des choses en soi.

Cette opposition du phénomène et du noumène est-elle irrésoluble ? Oui, si l’on considère la raison dans son usage purement spéculatif ; non, si l’on considère la raison dans son usage pratique. En ’d’autres termes, le monde réel, le monde des noumènes s’ouvre devant nous avec l’intuition de la liberté. Là est la grande découverte du kantisme ; chaque philosophe attache son nom à une théorie propre ; on ne peut parler de Platon sans songer aux idées, d’Aristote sans penser au syllogisme, de Descartes sans se rappeler le Cogito ergo sum, Eh bien ! le nom de Kant doit rester à tout jamais attaché à la vraie théorie de la liberté et de l’obligation morale. Si le philosophe de Kœnigsberg s’était arrêté à la Critique de la raison pure, il aurait sa place à côté des Œnésidème, des Pyrrhon, des Hume, mais il n’eut pas fait accomplir à l’esprit humain un pas décisif ; il eût détruit sans rien édifier. La théorie de l’obligation et de la liberté est un monument éternel, et nous paraît le titre le plus solide du kantisme à l’admiration de la postérité. Les idées que nous exprimons ici sont, nous ne l’ignorons pas, en contradiction avec les opinions généralement reçues et professées ; pour la plupart des philosophes, kantisme et scepticisme sont synonymes. Qu’on nous permette de le dire avec franchise : c’est là une grossière erreur, qui s’est répandue grâce aux analyses superficielles de M. Cousin. En France, on est trop habitué à recevoir le mot d’ordre d’en haut ; il a plu un jour à M. Cousin de déclarer que Kant était sceptique ; et pendant cinquante ans on a répété sur tous les tons : Kant est sceptique. Il n’est pas, au contraire, de philosophe qui ait autant fait pour fermer tout accès au scepticisme. Mais, nous le répétons, il ne faut pas s’en tenir à la Critique de la raison pure. Pour celui qui pénètre le sens profond de la Raison pratique, kantisme est synonyme de philosophie de la liberté. C’est ce que M. Secrétan a fait voir le premier ; c’est ce que nous voudrions marquer encore avec plus de force que lui. Pour nous, tout le kantisme est là.

La question de la liberté a de tout temps